Mémoires pour servir à lHistoire de mon temps | Page 4

François Pierre Guillaume Guizot
que les
idées générales, les moeurs publiques, les intérêts sociaux, tout
l'ensemble de notre civilisation invoquent, à l'intérieur, le progrès par la
paix et la liberté, à l'extérieur, l'influence patiente par le respect du droit
et les exemples de la bonne politique au lieu de l'intervention
imprévoyante de la force, en même temps, dis-je, notre histoire depuis
1789, tant de secousses, de révolutions et de guerres nous ont laissé un
ébranlement fébrile qui nous rend la paix fade et nous fait trouver, dans
les coups imprévus d'une politique hasardeuse, un plaisir aveugle. Nous
sommes en proie à deux courants contraires, l'un profond et régulier,
qui nous porte vers le but définitif de notre état social, l'autre
superficiel et agité, qui nous jette de côté et d'autre à la recherche de
nouvelles aventures et de terres inconnues. Et nous flottons, nous
alternons entre ces deux directions opposées, appelés vers l'une par
notre bon sens et notre sens moral, entraînés vers l'autre par nos
routines et nos fantaisies d'imagination.
Ce fut, dès ses premiers jours, le mérite et la gloire du gouvernement de
1830 de ne point hésiter devant cette alternative, de bien comprendre le

véritable et supérieur esprit de la civilisation moderne, et de le prendre
pour règle de sa conduite, malgré les tentations et les menaces de
l'esprit de propagande armée et de conquête. De 1830 à 1832, cette
bonne et grande politique avait triomphé dans la lutte. En 1840, quand
le cabinet du 29 octobre se forma, elle fut mise à une nouvelle épreuve.
Tout notre régime constitutionnel, roi, Chambres et pays eurent de
nouveau à décider s'ils feraient la guerre sans motifs suffisants et
légitimes, par routine et entraînement, non par intérêt public et
nécessité.
Malgré la pesanteur du fardeau, je m'estimai heureux et honoré de
devenir, dans cette circonstance, l'interprète et le défenseur de la
politique qui avait mon entière et intime adhésion. J'ai goût aux
entreprises à la fois sensées et difficiles, et je ne connais, dans la vie
publique, point de plus profond plaisir que celui de lutter pour une
grande vérité nouvelle encore et mal comprise. Rien, à mes yeux,
n'importait plus à mon pays que de sortir des ornières d'une politique
extérieure aventurière et imprévoyante pour entrer dans des voies plus
dignes en même temps que plus sûres. Pendant mon séjour à Londres,
j'avais acquis la conviction que, pour la plupart des puissances qui
l'avaient signé, le traité du 15 juillet 1840 n'était point l'oeuvre d'un
mauvais vouloir prémédité envers la France et son gouvernement, et
que, malgré le procédé dont nous avions à nous plaindre, le cabinet
anglais n'avait pas cessé de mettre, à ses bons rapports avec nous,
beaucoup de prix. L'Autriche et la Prusse avaient grandement à coeur le
maintien de la paix. L'empereur Nicolas lui-même se souciait peu que
sa malveillance fût obligée de devenir hardie. Loin donc de craindre
qu'on essayât, en Europe, d'aggraver et d'exploiter, contre nous,
l'isolement où nous nous trouvions, j'avais lieu d'espérer qu'on
s'appliquerait à le faire cesser, et que ma présence aux affaires ne serait
pas inutile à ce résultat. Le ferme et sincère appui du roi Louis-Philippe
m'était assuré: enclin, dans les premiers moments, à ne pas combattre,
quelquefois même à partager les impressions populaires, il ne tardait
pas à en reconnaître l'étourderie et le péril, et il leur résistait alors avec
un persévérant courage. Il avait cru que Méhémet-Ali se défendrait
mieux et que le cabinet anglais n'agirait pas sans le concours de la
France. Mais, avant même d'être revenu de cette double illusion, il

pressentait que, dans cette affaire, la paix européenne, base de sa
politique générale, pourrait finir par être compromise, et je ne pouvais
douter qu'il ne fût résolu à ne pas se laisser dériver jusqu'à cet écueil. Il
me témoigna sur-le-champ une confiance et une bienveillance si
marquées que personne autour de lui ne put s'y méprendre et ne crut
pouvoir se permettre ces froideurs frivoles ou ces petites hostilités
voilées qui sont l'impertinent plaisir des oisifs de cour. Il me tenait au
courant des moindres incidents et de toutes ses propres démarches, ne
voulant rien faire qu'à ma connaissance et avec mon conseil: «Je reçois
à l'instant même, m'écrivait-il le 31 octobre 1840, une lettre d'hier du
roi Léopold qui me fait des questions auxquelles je voudrais pouvoir
répondre par la poste d'aujourd'hui. Cependant, avant de le faire, je
désire en causer un instant avec vous, et je vous prie de venir un
moment chez moi, si cela vous est possible.» Et le surlendemain, 2
novembre: «Les articles du Morning-Chronicle, du Times et du Globe,
que je viens de lire, me paraissent importants, et je désire que vous me
fournissiez l'occasion d'en causer avec vous le plus tôt que vous
pourrez. Je ne sortirai pas de chez moi
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