les villes et dans les campagnes, même apparence d'inaction et
d'agitation, même appauvrissement visible du pays; beaucoup plus de
femmes et d'enfants que d'hommes; de jeunes conscrits tristement en
marche pour leur corps; des malades et des blessés refluant à l'intérieur;
une nation mutilée et exténuée. Et à côté de cette détresse matérielle,
une grande perplexité morale, le trouble de sentiments contraires, le
désir ardent de la paix et la haine violente de l'étranger; des alternatives,
envers Napoléon, d'irritation et de sympathie, tantôt maudit comme
l'auteur de tant de souffrances, tantôt célébré comme le défenseur de la
patrie et le vengeur de ses injures. Et ce qui me frappait comme un mal
bien grave, quoique je fusse loin d'en mesurer dès lors toute la portée,
c'était la profonde inégalité de ces sentiments divers dans les diverses
classes de la population. Au sein des classes aisées et éclairées, le désir
de la paix, le dégoût des exigences et des aventures du despotisme
impérial, la prévoyance raisonnée de sa chute et les perspectives d'un
autre régime politique dominaient évidemment. Le peuple, au contraire,
ne sortait par moments de sa lassitude que pour se livrer à ses colères
patriotiques et à ses souvenirs révolutionnaires; le régime impérial
l'avait discipliné sans le réformer; les apparences étaient calmes, mais
au fond on eût pu dire des masses populaires, comme des émigrés,
qu'elles n'avaient rien oublié ni rien appris. Point d'unité morale dans le
pays; point de pensée ni de passion commune, malgré l'expérience et le
malheur communs. La nation était presque aussi aveuglément et aussi
profondément divisée dans sa langueur qu'elle l'avait été naguère dans
ses emportements.
J'entrevoyais ces mauvais symptômes; mais j'étais jeune et bien plus
préoccupé des espérances de l'avenir que de ses périls. J'appris bientôt à
Nîmes les événements accomplis à Paris; M. Royer-Collard m'écrivit
pour me presser de revenir; je partis sur-le-champ, et peu de jours après
mon arrivée, je fus nommé secrétaire général du ministère de l'intérieur,
que le Roi venait de confier à l'abbé de Montesquiou.
CHAPITRE II.
LA RESTAURATION.
Mes sentiments en entrant dans la vie publique.--Vraie cause et vrai
caractère de la Restauration.--Faute capitale du Sénat impérial.--La
Charte s'en ressent.--Objections diverses à la Charte.--Pourquoi elles
furent vaines.--Ministère du roi Louis XVIII.--Inaptitude des
principaux ministres au gouvernement constitutionnel.--M. de
Talleyrand.--L'abbé de Montesquiou.--M. de Blacas.--Louis
XVIII.--Principales affaires auxquelles j'ai pris part à cette
époque.--Présentation aux Chambres de l'exposé de la situation du
royaume.--Loi sur la presse.--Ordonnance pour la réforme de
l'instruction publique.--État du gouvernement et du pays.--Leur
inexpérience commune.--Effets du régime de liberté.--Appréciation du
mécontentement public et des complots.--Mot de Napoléon sur la
facilité de son retour.
(1814-1815.)
Je n'hésitai point à entrer, sous de tels auspices, dans les affaires.
Aucun engagement antérieur, aucun motif personnel ne me portaient
vers la Restauration. Je suis de ceux que l'élan de 1789 a élevés et qui
ne consentiront point à descendre. Mais si je ne tiens à l'ancien régime
par aucun intérêt, je n'ai jamais ressenti contre l'ancienne France
aucune amertume. Né bourgeois et protestant, je suis profondément
dévoué à la liberté de conscience, à l'égalité devant la loi, à toutes les
grandes conquêtes de notre ordre social. Mais ma confiance dans ces
conquêtes est pleine et tranquille, et je ne me crois point obligé, pour
servir leur cause, de considérer la maison de Bourbon, la noblesse
française et le clergé catholique comme des ennemis. Il n'y a plus
maintenant que des forcenés qui crient: «A bas les nobles! à bas les
prêtres!» Pourtant bien des gens honnêtes et sensés, et qui désirent
ardemment que les révolutions finissent, ont encore au fond du coeur
quelques restes des sentiments auxquels ce cri répond. Qu'ils y
prennent garde: ces sentiments sont essentiellement révolutionnaires et
antisociaux; l'ordre ne se rétablira point tant que les honnêtes gens les
laisseront passer avec une secrète complaisance. J'entends cet ordre vrai
et durable dont, pour durer elle-même et prospérer, toute grande société
a besoin. Les intérêts et les droits conquis de nos jours ont pris rang
dans la France, dont ils font désormais la vie et la force; mais parce
qu'elle est pleine d'éléments nouveaux, la société française n'est pas
nouvelle; elle ne peut pas plus renier ce qu'elle a été jadis que renoncer
à ce qu'elle est aujourd'hui; elle établirait dans son sein le trouble et
l'abaissement continus si elle demeurait hostile à sa propre histoire.
L'histoire, c'est la nation, c'est la patrie à travers les siècles. Pour moi,
j'ai toujours porté, aux faits et aux noms qui ont tenu une grande place
dans notre destinée, un respect affectueux; et tout homme nouveau que
je suis, quand le roi Louis XVIII est rentré la Charte à la main, je ne me
suis point senti irrité ni humilié d'avoir à jouir de nos libertés, ou à les
défendre, sous
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