Mémoires pour servir à lHistoire de mon temps | Page 7

François Pierre Guillaume Guizot
était donc décidément
spiritualiste en philosophie et royaliste en politique; restaurer l'âme
dans l'homme et le droit dans le gouvernement, telle était, dans sa
modeste vie, sa grande pensée: «Vous ne pouvez pas croire,
m'écrivait-il en 1823, que j'aie jamais pris le mot Restauration dans le
sens étroit et borné d'un fait particulier; mais j'ai regardé et je regarde
encore ce fait comme l'expression d'un certain système de société et de
gouvernement, et comme la condition, dans les circonstances de la
France, de l'ordre, de la justice et de la liberté; tandis que, sans cette
condition, le désordre, la violence, et un despotisme irrémédiable, né
des choses et non des hommes, sont la conséquence nécessaire de
l'esprit et des doctrines politiques de la révolution.» Passionnément
pénétré de cette idée, philosophe agressif et politique expectant, il
luttait avec succès, dans sa chaire, contre l'école matérialiste du XVIIIe
siècle, et suivait du fond de son cabinet, avec anxiété mais non sans
espoir, les chances du jeu terrible où Napoléon jouait tous les jours son
empire.
Par ses grands instincts, Napoléon était spiritualiste; les hommes de son
ordre ont des éclairs de lumière et des élans de pensée qui leur
entr'ouvrent la sphère des hautes vérités. Dans ses bons moments, le
spiritualisme renaissant sous son règne, et sapant le matérialisme du
dernier siècle, lui était sympathique et agréable. Mais le despote avait
de prompts retours qui l'avertissaient qu'on n'élève pas les âmes sans les
affranchir, et la philosophie spiritualiste de M. Royer-Collard

l'offusquait alors autant que l'idéologie sensualiste de M. de Tracy.
C'était de plus un des traits de génie de Napoléon qu'il se souvenait
constamment de ces Bourbons si oubliés, et savait bien que là étaient
ses seuls concurrents au trône de France. Au plus fort de ses grandeurs,
il avait plus d'une fois exprimé cette idée, et elle lui revenait plus claire
et plus pressante quand il sentait approcher le péril. A ce titre encore, M.
Royer-Collard et ses amis, dont il connaissait bien les sentiments et les
relations, lui étaient profondément suspects et importuns. Non que leur
opposition, Napoléon le savait bien aussi, fût active ni puissante; les
événements ne se décidaient pas dans ce petit cercle; mais là étaient les
plus justes pressentiments de l'avenir et les plus sensés amis du
gouvernement futur.
Ils n'avaient entre eux que des conversations bien vagues et à voix bien
basse quand l'Empereur vint donner lui-même à leurs idées une
consistance et une publicité qu'ils étaient loin de prétendre. Lorsqu'il fit
remettre au Sénat et au Corps législatif, réunis le 19 décembre 1813,
quelques-unes des pièces de ses négociations avec les puissances
coalisées, en provoquant la manifestation de leurs sentiments à ce sujet,
s'il avait eu le sincère dessein de faire la paix, ou de convaincre
sérieusement la France que, si la paix ne se faisait pas, ce n'était point
par l'obstination de sa volonté conquérante, il eût trouvé, à coup sûr,
dans ces deux corps, quelque énervés qu'ils fussent, un énergique et
populaire appui. Je voyais souvent, et assez intimement, trois des cinq
membres de la commission du Corps législatif, MM. Maine-Biran,
Gallois et Raynouard, et par eux je connaissais bien les dispositions des
deux autres, MM. Laîné et Flaugergues. M. Maine-Biran, qui faisait
partie, avec M. Royer-Collard et moi, d'une petite réunion
philosophique où nous causions librement de toutes choses, nous tenait
au courant de ce qui se passait dans la commission et dans le Corps
législatif lui-même. Quoique royaliste d'origine (il avait été dans sa
jeunesse garde du corps de Louis XVI), il était étranger à tout parti et à
toute intrigue, consciencieux jusqu'au scrupule, timide même quand sa
conscience ne lui commandait pas absolument le courage, peu politique
par goût, et en tout cas fort éloigné de prendre jamais une résolution
extrême, ni aucune initiative d'action. M. Gallois, homme du monde et
d'étude, libéral modéré de l'école philosophique du XVIIIe siècle,
s'occupait plus de soigner sa bibliothèque que de rechercher une

importance publique, et voulait s'acquitter dignement envers son pays
sans troubler les sereines habitudes de sa vie. Plus vif de manières et de
langage, comme Provençal et comme poëte, M. Raynouard n'était
cependant pas d'humeur aventureuse, et ses plaintes rudes disait-on,
contre les abus tyranniques de l'administration impériale, n'auraient pas
empêché qu'il ne se contentât de ces satisfactions tempérées qui, dans le
présent, sauvent l'honneur et donnent l'espoir pour l'avenir. M.
Flaugergues, honnête républicain qui avait pris le deuil à la mort de
Louis XVI, roide d'esprit et de caractère, était capable de résolutions
énergiques, mais solitaires, et influait peu sur ses collègues, quoiqu'il
parlât beaucoup. M. Laîné, au contraire, avait le coeur chaud et
sympathique sous des formes tristes, et l'esprit élevé sans beaucoup
d'originalité ni de force; sa parole était pénétrante et saisissante quand il
était lui-même vivement
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