Mémoires pour servir à lHistoire de mon temps | Page 3

François Pierre Guillaume Guizot
aux regrets, aux joies et aux douleurs communes de la vie: mais dans le feu de l'action, en présence des questions souveraines que j'avais à résoudre et sous l'impulsion des idées qui remplissaient mon esprit, toute autre considération, toute autre préoccupation devenaient secondaires, et mes tristesses personnelles ne s'emparaient jamais de moi au point de me troubler ou de m'abattre.
J'ai d'ailleurs porté dans la vie publique une disposition optimiste et toujours prompte ou obstinée à espérer le succès; ce qui, au début, couvre d'un voile les obstacles et, plus tard, rend les épreuves plus faciles à supporter.
Indépendamment de ces considérations indirectes, j'avais, pour accepter pleinement la situation où j'entrais et pour m'y complaire, des raisons plus grandes et plus décisives. Dans la complication diplomatique qui agitait l'Europe, je voyais une occasion éclatante de pratiquer et de proclamer hautement une politique extérieure très-nouvelle et très-hardie au fond, quoique modeste en apparence; la seule politique extérieure qui conv?nt en 1840 à la position particulière de la France et de son gouvernement, et aussi la seule qui soit en harmonie avec les principes dirigeants et les besoins permanents de la grande civilisation à laquelle aspire et tend aujourd'hui le monde.
L'esprit de conquête, l'esprit de propagande, l'esprit de système, tels ont été jusqu'ici les mobiles et les ma?tres de la politique extérieure des états. L'ambition des princes ou des peuples a cherché ses satisfactions dans l'agrandissement territorial. La foi religieuse ou politique a voulu se répandre en s'imposant. De grands chefs de gouvernement ont prétendu régler les destinées des nations d'après de profondes combinaisons qu'inventait leur pensée plut?t qu'elles ne résultaient naturellement des faits. Qu'on jette de haut un coup d'oeil sur l'histoire des rapports internationaux européens: on verra l'esprit de conquête, ou l'esprit de propagande armée, ou quelque dessein systématique sur l'organisation territoriale de l'Europe, inspirer et déterminer la politique extérieure des gouvernements. Et soit que l'un ou l'autre de ces esprits ait dominé, les gouvernements ont disposé arbitrairement du sort des peuples; la guerre a été leur indispensable moyen d'action.
Que ce cours des choses ait été le résultat fatal des passions des hommes, et que, malgré ces passions et les maux qu'elles ont infligés aux peuples, la civilisation européenne n'ait pas laissé de grandir et de prospérer, et puisse grandir et prospérer encore, je le sais; c'est l'honneur du monde chrétien que le mal n'y étouffe pas le bien. Je sais aussi que le progrès de la civilisation et de la raison publique n'abolira point les passions humaines, et que, sous leur impulsion, l'esprit de conquête, l'esprit de propagande armée et l'esprit de système auront toujours, dans la politique extérieure des états, leur place et leur part. Mais je tiens en même temps pour certain que ces divers mobiles ne sont plus en harmonie avec l'état actuel des moeurs, des idées, des intérêts, des instincts sociaux, et qu'il est possible aujourd'hui de combattre et de restreindre beaucoup leur empire. L'étendue et l'activité de l'industrie et du commerce, le besoin du bien-être général, l'habitude des relations fréquentes, faciles, promptes et régulières entre les peuples, le go?t invincible de l'association libre, de l'examen, de la discussion, de la publicité, ces faits caractéristiques de la grande société moderne exercent déjà et exerceront de plus en plus, contre les fantaisies guerrières ou diplomatiques de la politique extérieure, une influence prépondérante. On sourit, non sans raison, du langage et de la confiance puérile des Amis de la paix, des Sociétés de la paix; toutes les grandes tendances, toutes les grandes espérances de l'humanité ont leurs rêves et leurs badauds, comme leurs jours de défaillance et de démenti; elles n'en poursuivent pas moins leur cours, et à travers les chimères des uns, les doutes et les moqueries des autres, les sociétés se transforment, et la politique, extérieure comme intérieure, est obligée de se transformer, comme les sociétés elles-mêmes. Nous avons assisté aux plus brillants exploits de l'esprit de conquête, aux plus ardents efforts de l'esprit de propagande armée; nous ayons vu manier et remanier, défaire, refaire et défaire encore, au gré de combinaisons plus ou moins spécieuses, les territoires et les états. Qu'est-il resté de toutes ces oeuvres violentes et arbitraires? Elles sont tombées, comme des plantes sans racines, comme des édifices sans fondement. Et maintenant, quand des entreprises analogues sont tentées, à peine ont-elles fait quelques pas qu'elles s'arrêtent et hésitent, comme embarrassées et inquiètes d'elles-mêmes: tant elles sont peu en accord avec les besoins réels, les instincts profonds des sociétés modernes, et avec les tendances persévérantes, quoique combattues, de notre civilisation.
Je dis ?les tendances persévérantes, quoique combattues.? Nous sommes en effet dans une crise singulière: en même temps que les idées générales, les moeurs publiques, les intérêts sociaux, tout l'ensemble de notre civilisation invoquent, à l'intérieur, le progrès par la paix et la liberté, à l'extérieur,
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