Mémoires du sergent Bourgogne | Page 9

Adrien-Jean-Baptiste-François Bourgogne
barrait le chemin. Il me demanda si
c'était nous qui l'avions mangé. Je lui répondis que oui. Il se mit à
sourire, en nous disant: «Patience! Dans quatre jours nous serons à
Moscou, où vous aurez du repos et de la bonne nourriture, quoique
d'ailleurs le cheval soit bon.»
La prédiction ne manqua pas de s'accomplir, car, quatre jours après,
nous arrivions dans cette capitale.
Le lendemain 11 et les jours suivants, nous marchâmes par un beau
temps. Le 13, nous couchâmes où il y avait une grande abbaye et
d'autres bâtiments d'une construction assez belle. On voyait bien que
l'on était près d'une grande capitale.
Le lendemain 14, nous partîmes de grand matin; nous passâmes près
d'un ravin où les Russes avaient commencé des redoutes pour s'y
défendre. Un instant après, nous entrâmes dans une grande forêt de
sapins et de bouleaux, où se trouve une route très large (route royale).
Nous n'étions plus loin de Moscou.
Ce jour-là, j'étais d'avant-garde avec quinze hommes. Après une heure
de marche, la colonne impériale fit halte. Dans ce moment, j'aperçus un
militaire de la ligne ayant le bras gauche en écharpe. Il était appuyé sur
son fusil et semblait attendre quelqu'un. Je le reconnus de suite pour un
des enfants de Condé dont j'avais reçu la visite près de Witebsk. Il était
là, espérant me voir. Je m'approchai de lui en lui demandant comment
se portaient les amis: «Très bien, me répondit-il, en frappant la terre de
la crosse de son fusil. Ils sont tous morts, comme on dit, au champ
d'honneur, et enterrés dans la grande redoute. Ils ont tous été tués par la
mitraille, en battant la charge. Ah! mon sergent, continua-t-il, jamais je

n'oublierai cette bataille! Quelle boucherie!--Et, vous, lui dis-je,
qu'avez-vous?--Ah bah! rien, une balle entre le coude et l'épaule!
Asseyons-nous un instant, nous causerons de nos pauvres camarades et
de la jeune Espagnole, notre cantinière.»
Voici ce qu'il me raconta:
«Depuis sept heures du matin nous nous battions, lorsque le général
Campans, qui nous commandait, fut blessé. Celui qu'on envoya pour le
remplacer le fut aussi; ainsi d'un troisième. Un quatrième arrive: il
venait de la Garde. Aussitôt, il prit le commandement et fit battre la
charge. C'est là que notre régiment, le 61e acheva d'être abîmé par la
mitraille. C'est là aussi que les amis furent tués, la redoute prise et le
général blessé. C'était le général Anabert. Pendant l'action, j'avais reçu
une balle dans les bras, sans m'en apercevoir.
«Un instant après, ma blessure me faisant souffrir, je me retirai pour
aller à l'ambulance me faire extraire la balle. Je n'avais pas fait cent pas
que je rencontrai la jeune Espagnole, notre cantinière. Elle était tout en
pleurs; des blessés venaient de lui apprendre que presque tous les
tambours du régiment étaient tués ou blessés. Elle me dit qu'elle voulait
les voir, afin de les secourir. Malgré ma blessure qui me faisait souffrir,
je me décidai à l'accompagner. Nous avançâmes au milieu des blessés
qui se retiraient péniblement, et d'autres que l'on portait sur des
brancards.
«Lorsque nous fûmes arrivés près de la grande redoute et qu'elle vit ce
champ de carnage, elle se mit à jeter des cris lamentables. Mais ce fut
bien autre chose, lorsqu'elle aperçut à terre les caisses brisées des
tambours du régiment. Alors elle devint comme une femme en délire:
«Ici, l'ami, ici, s'écria-t-elle! C'est ici qu'ils sont!» Effectivement ils
étaient là, gisants, les membres brisés, les corps déchirés par la mitraille,
et, comme une folle, elle allait de l'un à l'autre, leur adressant de douces
paroles. Mais aucun ne l'entendait. Cependant, quelques-uns donnaient
encore signe de vie. Le tambour-maître, celui qu'elle appelait son père,
était du nombre.
«Elle s'arrêta à celui-là, et, se mettant à genoux, elle lui souleva la tête

afin de lui introduire quelques gouttes d'eau-de-vie dans la bouche.
Dans ce moment, les Russes firent un mouvement pour reprendre la
redoute qu'on leur avait enlevée. Alors la fusillade et la canonnade
recommencèrent. Tout à coup, la jeune Espagnole jeta un cri de douleur.
Elle venait d'être atteinte d'une balle à la main gauche, qui lui avait
écrasé le pouce et était entrée dans l'épaule de l'homme mourant qu'elle
soutenait. Elle tomba sans connaissance. Voyant le danger, je voulus la
soulever, afin de la conduire en lieu de sûreté, où étaient les bagages, sa
voiture et les ambulances. Mais, avec le seul bras que j'avais de libre, je
n'en eus pas la force. Fort heureusement, un cuirassier qui était
démonté vint à passer près de nous. Il ne se fit pas prier. Il me dit
seulement: «Vite! dépêchons-nous, car ici il ne fait pas bon!» En effet
les boulets nous sifflaient aux oreilles. Sans plus de façon, il enleva la
jeune Espagnole et la transporta comme une enfant que
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