Mémoires du sergent Bourgogne | Page 8

Adrien-Jean-Baptiste-François Bourgogne
par nous.
Les Russes eurent au moins cinquante mille hommes, tant tués que

blessés. Notre perte fut de dix-sept mille hommes; nous eûmes
quarante-trois généraux hors de combat, dont huit, à ma connaissance,
furent tués sur le coup. Ce sont: Montbrun, Huard, Caulaincourt (le
frère du grand écuyer de l'Empereur), Compère, Maison, Plauzonne,
Lepel et Anabert. Ce dernier était colonel d'un régiment de chasseurs à
pied de la Garde, et comme, à chaque instant, l'on venait dire à
l'Empereur: «Sire, un tel général est tué ou blessé», il fallait le
remplacer de suite. Ce fut de cette manière que le colonel Anabert fut
nommé général. Je m'en rappelle très bien, car j'étais, en ce moment, à
quatre pas de l'Empereur qui lui dit: «Colonel, je vous nomme général;
allez vous mettre à la tête de la division qui est devant la grande
redoute, et enlevez-la!»
Le général partit au galop, avec son adjudant-major, qui le suivit
comme aide de camp.
Un quart d'heure après, l'aide de camp était de retour, et annonçait à
l'Empereur que la redoute était enlevée, mais que le général était blessé.
Il mourut huit jours après, ainsi que plusieurs autres.
L'on a assuré que les Russes avaient perdu cinquante généraux, tant
tués que blessés.
Pendant toute la bataille, nous fûmes en réserve, derrière la division
commandée par le général Friant: les boulets tombaient dans nos rangs
et autour de l'Empereur.
La bataille finit avec le jour, et nous restâmes sur l'emplacement,
pendant la nuit et la journée du 8, que j'employai à visiter le champ de
bataille, triste et épouvantable tableau à voir. J'étais avec Grangier.
Nous allâmes jusqu'au ravin, position qui avait été tant disputée
pendant la bataille.
Le roi Murat y avait fait dresser ses tentes. Au moment où nous
arrivions, nous le vîmes faisant faire, par son chirurgien, l'amputation
de la cuisse droite à deux canonniers de la Garde impériale russe.
Lorsque l'opération fut terminée, il leur fit donner à chacun un verre de

vin. Ensuite, il se promena sur le bord du ravin, en contemplant la
plaine qui se trouve de l'autre côté, bornée par un bois. C'est là que, la
veille, il avait fait mordre la poussière à plus d'un Moscovite, lorsqu'il
chargea, avec sa cavalerie, l'ennemi qui était en retraite. C'est là qu'il
était beau de le voir, se distinguant par sa bravoure, son sang-froid et sa
belle tenue, donnant des ordres à ceux qu'il commandait et des coups de
sabre à ceux qui le combattaient. On pouvait facilement le distinguer à
sa toque, à son aigrette blanche et à son manteau flottant.
Le 9 au matin, nous quittâmes le champ de bataille et nous arrivâmes,
dans la journée, à Mojaïsk. L'arrière-garde des Russes était en bataille
sur une hauteur, de l'autre côté de la ville occupée par les nôtres. Une
compagnie de voltigeurs et de grenadiers, forte au plus de cent hommes
du 33e de ligne, qui faisait partie de l'avant-garde, montait la côte sans
s'inquiéter du nombre d'ennemis qui l'attendaient. Une partie de l'armée,
qui était encore arrêtée dans la ville, les regardait avec surprise, quand
plusieurs escadrons de cuirassiers et de cosaques s'avancent et
enveloppent nos voltigeurs et nos grenadiers. Mais, sans s'étonner et
comme s'ils avaient prévu cela, ils se réunissent, se forment par
pelotons, ensuite en carré, et font feu des quatre faces sur les Russes qui
les entourent.
Vu la distance qui les sépare de l'armée, on les croit perdus, car l'on ne
pouvait pas arriver jusqu'à eux pour les secourir. Un officier supérieur
des Russes s'étant avancé pour leur dire de se rendre, l'officier qui
commandait les Français répondit à cette sommation en tuant celui qui
lui parlait. La cavalerie, épouvantée, se sauva et laissa les voltigeurs et
grenadiers maîtres du champ de bataille[14].
[Note 14: Un de mes amis, un vélite, le capitaine Sabatier, commandait
les voltigeurs. (Note de l'auteur.)]
Le 10, nous suivons l'ennemi jusqu'au soir, et, lorsque nous nous
arrêtons, je suis commandé de garde près d'un château où est logé
l'Empereur. Je venais d'établir mon poste sur un chemin qui conduisait
au château, lorsqu'un domestique polonais, dont le maître était attaché à
l'état-major de l'Empereur, passa près de mon poste, conduisant un
cheval chargé de bagages. Ce cheval, fatigué, s'abattit et ne voulut plus

se relever. Le domestique prit la charge et partit. À peine nous avait-il
quittés, que les hommes du poste, qui avaient faim, tuèrent le cheval, de
sorte que toute la nuit, nous nous occupâmes à en manger et à en faire
cuire pour le lendemain.
Un instant après, l'Empereur vint à passer à pied. Il était accompagné
du roi Murat et d'un auditeur au conseil d'État. Ils allaient joindre la
grand'route. Je fis prendre les armes à mon poste. L'Empereur s'arrêta
devant nous et près du cheval qui
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