Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à lhistoire de lempereur Napoléon | Page 9

Duc de Rovigo
l'expédier par le canal, et de
le disposer de manière qu'il pût arriver à Tilsit avec la plus grande
célérité. Je fis part de mes ordres à M. de Talleyrand, qui me montra sa
lettre. L'empereur lui marquait, que: «Alexandre avait fait demander un
armistice de quelques jours; qu'il l'avait accordé; que depuis il lui avait
fait proposer une entrevue dont il ne se souciait que médiocrement: il
n'était pas encore décidé, cependant il réfléchirait; mais si la paix ne se
concluait sur-le-champ, son parti était pris, il était décidé à passer le
Niémen sans délai. Il était d'autant plus porté à le faire, que les Russes
n'avaient plus d'armée, tandis que les deux tiers de la sienne ne s'étaient
pas trouvés sur le champ de bataille de Friedland.» Et il finissait par lui
mander de se rendre près de lui. L'empereur disait vrai; il n'y avait eu
que trois corps d'engagés à Friedland, et une seule division de
cuirassiers, sans compter les dragons et la cavalerie légère; et après la

conclusion de la paix, lorsque je fus chargé des affaires de France en
Russie, je voyageai de Tilsit à Pétersbourg avec les corps de la garde
russe. Les officiers que je vis, et que je questionnai, convinrent que,
hormis la garde, ils n'avaient, à proprement parler, plus d'armée, et
d'après le calcul que je faisais avec eux, l'empereur de Russie n'aurait
pas pu nous opposer plus de vingt-deux mille hommes de troupes
régulières. Nous aurions passé le Niémen; l'empereur pouvait le faire
avec plus de cent cinquante mille hommes. Nous n'étions qu'au 20 ou
22 juin, et la Pologne était dans le délire de l'insurrection. Pendant mon
séjour en Russie, j'ai souvent eu occasion de me persuader que c'étaient
ces considérations qui avaient déterminé l'empereur Alexandre à
solliciter la fameuse entrevue du radeau de Tilsit.
M. de Talleyrand, en recevant l'ordre de se rendre à Tilsit, et en voyant
ce que l'empereur me marquait dans la lettre qu'il m'écrivait, hâta son
départ tant qu'il put; il me disait: «Ne vous pressez pas de faire partir
votre pont, j'espère que l'empereur n'en aura pas besoin: qu'irait-il faire
au-delà du Niémen? Il faut lui faire abandonner cette idée de Pologne.
On ne peut rien faire avec ces gens-là; on n'organise que le désordre
avec les Polonais. Voilà une occasion de terminer tout cela avec
honneur; il faut la saisir, il faut même d'autant plus se hâter, que
l'empereur a une affaire bien plus importante ailleurs, et qu'il peut faire
entrer dans un traité de paix. S'il ne le fait pas, lorsqu'il voudra
l'entreprendre, il sera rappelé ici par de nouveaux embarras, tandis qu'il
peut tout terminer dès aujourd'hui. Il le peut d'autant plus que ce qu'il
projette est une conséquence raisonnable de son système.»
Dans le fait, comment admettre que M. de Talleyrand était étranger aux
affaires d'Espagne? En supposant même qu'il ait eu le projet de trahir
l'empereur en lui faisant faire la paix qui a été conclue à Tilsit, il n'avait
pas affaire à un insensé: l'empereur connaissait l'état de l'armée russe,
les Prussiens n'existaient plus que pour mémoire; notre armée, à très
peu de chose près, était intacte: dans cet état de choses, qui pouvait
arrêter l'empereur dans l'exécution de ce qu'il aurait voulu? M. de
Talleyrand se proposait cependant de le détourner de l'idée de passer le
Niémen et de rétablir la Pologne. Dès-lors, il dut nécessairement lui
expliquer ses motifs, et puisqu'il a été écouté, que la paix a été faite,

peut-on admettre que M. de Talleyrand ait négligé de le prier de
s'expliquer sur ses projets à venir avec l'empereur Alexandre, dans un
moment où il pouvait tout obtenir de ce prince? Le peut-on, lorsqu'on
sait qu'il ne se dissimulait pas que le concours d'Alexandre était
nécessaire pour ne pas voir se renouveler la guerre?
Il n'y a pas d'esprit si borné qu'il soit qui ne voie que c'était folie de
renoncer aux immenses avantages de guerre qu'avait l'empereur, et
d'aller s'embarquer dans une entreprise comme celle d'Espagne, sans
être d'accord avec l'empereur de Russie, qui pouvait reprendre les
armes dès que nous nous serions retirés, et s'allier avec l'Autriche, qui
n'intervenait pas dans ce que l'on faisait à Tilsit. Si la paix qui fut
signée avait eu d'autres bases que celles sur lesquelles elle fut conclue,
on pourrait dire que la Russie était étrangère aux affaires d'Espagne.
Dans l'état d'impuissance où elle se trouvait, son monarque venant
lui-même traiter au quartier-général de l'empereur, et, au lieu de
supporter des sacrifices, partageant avec nous les dépouilles des
vaincus, il aurait fallu que nous fussions en démence, pour n'avoir pas
songé à des affaires que nous projetions, et mettre ainsi leur réussite en
problème, en n'y faisant pas participer la seule puissance qui pouvait en
traverser l'exécution.
L'empereur
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 116
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.