Lucrezia Floriani | Page 6

George Sand
qui était identique à lui-même, sa mère, dont il était un reflet pur et brillant; Dieu, dont il se faisait une idée étrange, appropriée à sa nature d'esprit; et enfin une chimère de femme qu'il créait à son image, et qu'il aimait dans l'avenir sans la conna?tre.
Le reste n'existait pour lui que comme une sorte de rêve facheux auquel il essayait de se soustraire en vivant seul au milieu du monde. Toujours perdu dans ses rêveries, il n'avait point le sens de la réalité. Enfant, il ne pouvait toucher à un instrument tranchant sans se blesser; homme, il ne pouvait se trouver en face d'un homme différent de lui, sans se heurter douloureusement contre cette contradiction vivante.
Ce qui le préservait d'un antagonisme perpétuel, c'était l'habitude volontaire et bient?t invétérée de ne point voir et de ne pas entendre ce qui lui déplaisait en général, sans toucher à ses affections personnelles. Les êtres qui ne pensaient pas comme lui devenaient à ses yeux comme des espèces de fant?mes, et, comme il était d'une politesse charmante, on pouvait prendre pour une bienveillance courtoise ce qui n'était chez lui qu'un froid dédain, voire une aversion insurmontable.
Il est fort étrange qu'avec un semblable caractère le jeune prince p?t avoir des amis. Il en avait pourtant, non-seulement ceux de sa mère, qui estimaient en lui le digne fils d'une noble femme, mais encore des jeunes gens de son age, qui l'aimaient ardemment, et qui se croyaient aimés de lui. Lui-même pensait les aimer beaucoup, mais c'était avec l'imagination plut?t qu'avec le coeur. Il se faisait une haute idée de l'amitié, et, dans l'age des premières illusions, il croyait volontiers que ses amis et lui, élevés à peu près de la même manière et dans les mêmes principes, ne changeraient jamais d'opinion et ne viendraient point à se trouver en désaccord formel.
Cela arriva pourtant, et, à vingt-quatre ans, qu'il avait lorsque sa mère mourut, il s'était dégo?té déjà de presque tous. Un seul lui resta très-fidèle. C'était un jeune Italien, un peu plus agé que lui, d'une noble figure et d'un grand coeur; ardent, enthousiaste; fort différent, à tous autres égards, de Karol, il avait du moins avec lui ce rapport qu'il aimait avec passion la beauté dans les arts, et qu'il professait le culte de la loyauté chevaleresque. Ce fut lui qui l'arracha de la tombe de sa mère, et qui, l'entra?nant sous le ciel vivifiant de l'Italie, le conduisit pour la première fois chez la Floriani.

II.
Mais qu'est-ce donc que la Floriani, deux fois nommée au chapitre précédent, sans que nous ayons fait un pas vers elle?
Patience, ami lecteur. Je m'aper?ois, au moment de frapper à la porte de mon héro?ne, que je ne vous ai pas assez fait conna?tre mon héros, et qu'il me reste encore certaines longueurs à vous faire agréer.
Il n'y a rien de plus impérieux et de plus pressé qu'un lecteur de romans; mais je ne m'en soucie guère. J'ai à vous révéler un homme tout entier, c'est-à-dire un monde, un océan sans bornes de contradictions, de diversités, de misères et de grandeurs, de logique et d'inconséquences, et vous voulez qu'un petit chapitre me suffise! Oh! non pas, je ne saurais m'en tirer sans entrer dans quelques détails, et je prendrai mon temps. Si cela vous fatigue, passez, et si, plus tard, vous ne comprenez rien à sa conduite, ce sera votre faute et non la mienne.
L'homme que je vous présente est lui et non un autre. Je ne puis vous le faire comprendre en vous disant qu'il était jeune, beau, bien fait et de belles manières. Tous les jeunes premiers de romans sont ainsi, et le mien est un être que je connais dans ma pensée, puisque, réel ou fictif, j'essaie de le peindre. Il a un caractère très-déterminé, et l'on ne peut pas appliquer aux instincts d'un homme les mots sacramentels qu'emploient les naturalistes pour désigner le parfum d'une plante ou d'un minéral, en disant que ce corps exhale une odeur sui generis.
Ce sui generis n'explique rien, et je prétends que le prince Karol de Roswald avait un caractère sui generis qu'il est possible d'expliquer.
Il était extérieurement si affectueux, par suite de sa bonne éducation et de sa grace naturelle, qu'il avait le don de plaire, même à ceux qui ne le connaissaient pas. Sa ravissante figure prévenait en sa faveur; la faiblesse de sa constitution le rendait intéressant aux yeux des femmes; la culture abondante et facile de son esprit, l'originalité douce et flatteuse de sa conversation lui gagnaient l'attention des hommes éclairés. Quant à ceux d'une trempe moins fine, ils aimaient son exquise politesse, et ils y étaient d'autant plus sensibles, qu'ils ne concevaient pas, dans leur franche bonhomie, que ce f?t l'exercice d'un devoir, et que la sympathie y entrat pour rien.
Ceux-là, s'ils eussent pu le
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