Lucrezia Floriani | Page 5

George Sand
de ceux qui n'en sont pas atteints.
Il voyait, d'un c?té, l'aristocratie morale, la distinction de l'intelligence, la pureté des moeurs, la noblesse des instincts, et il se disait: ?Soyons avec ceux-là.? De l'autre, il voyait l'abrutissement, la bassesse, la folie, la débauche, et il ne se disait pas: ?Allons à ceux-ci pour les ramener, s'il est possible.?--Non! lui avait-on appris à dire, ils sont perdus! Donnons-leur du pain et des vêtements, mais ne compromettons pas notre ame au contact de la leur. Ils sont endurcis et souillés, abandonnons leur esprit à la clémence de Dieu.?
Cette habitude de se préserver devient, à la longue, une sorte d'égo?sme, et il y avait un peu de cette sécheresse au fond du coeur de la princesse. Il y en avait chez elle pour son fils encore plus que pour elle-même. Elle l'isolait avec art des jeunes gens de son age, dès qu'elle les soup?onnait de folie ou seulement de légèreté. Elle craignait pour lui ce frottement avec des natures différentes de la sienne; et c'est pourtant ce contact qui nous rend hommes, qui nous donne de la force, et qui fait qu'au lieu d'être entra?nés à la première occasion, nous pouvons résister à l'exemple du mal et garder de l'influence pour faire prévaloir celui du bien.
Sans être d'une dévotion étroite et farouche, la princesse était d'une piété assez rigide. Catholique sincère et fidèle, elle voyait bien les abus, mais elle n'y savait pas d'autre remède que de les tolérer en faveur de la grande cause de l'église. ?Le pape peut s'égarer, disait-elle, c'est un homme; mais la papauté ne peut faillir: c'est une institution divine.? Dès lors, les idées de progrès n'entraient point facilement dans sa tête, et son fils apprit de bonne heure à les révoquer en doute et à ne point espérer que le salut du genre humain p?t s'accomplir sur la terre. Sans être aussi régulier que sa mère dans les pratiques religieuses (car en dépit de tout, au temps où nous sommes, la jeunesse se dégage vite de tels liens), il resta dans cette doctrine qui sauve les hommes de bonne volonté et ne sait pas briser la mauvaise volonté des autres; qui se contente de quelques _élus_ et se résigne à voir les nombreux _appelés_ tomber dans la géhenne du mal éternel: triste et lugubre croyance qui s'accorde parfaitement avec les idées de la noblesse et les privilèges de la fortune. Au ciel comme sur la terre, le paradis pour quelques-uns, l'enfer pour le plus grand nombre. La gloire, le bonheur et les récompenses pour les exceptions: la honte, l'abjection et le chatiment pour presque tous.
Les ames naturellement bonnes et généreuses, qui tombent dans cette erreur, en sont punies par une éternelle tristesse. Il n'appartient qu'aux insensibles ou aux stupides d'en prendre leur parti. La princesse de Roswald souffrait de ce fatalisme catholique, dont elle ne pouvait secouer les arrêts farouches. Elle avait pris une habitude de gravité solennelle et sentencieuse qu'elle communiqua peu à peu à son fils, pour le fond sinon pour la forme. Le jeune Karol ne connut donc point la gaieté, l'abandon, la confiance aveugle et salutaire de l'enfance. A vrai dire, il n'eut point d'enfance: ses pensées tournèrent à la mélancolie, et lors même que vint l'age d'être romanesque, ce ne furent que des romans sombres et douloureux qui remplirent son imagination.
Et malgré cette fausse route que suivait l'esprit de Karol, c'était une adorable nature d'esprit que la sienne. Doux, sensible, exquis en toutes choses, il avait à quinze ans toutes les graces de l'adolescence réunies à la gravité de l'age mur. Il resta délicat de corps comme d'esprit. Mais cette absence de développement musculaire lui valut de conserver une beauté charmante, une physionomie exceptionnelle qui n'avait, pour ainsi dire, ni age ni sexe. Ce n'était point l'air male et hardi d'un descendant de cette race d'antiques magnats, qui ne savaient que boire, chasser et guerroyer; ce n'était point non plus la gentillesse efféminée d'un chérubin couleur de rose. C'était quelque chose comme ces créatures idéales, que la poésie du moyen age faisait servir à l'ornement des temples chrétiens; un ange, beau de visage, comme une grande femme triste, pur et svelte de forme comme un jeune dieu de l'Olympe, et pour couronner cet assemblage, une expression à la fois tendre et sévère, chaste et passionnée.
C'était là le fond de son être. Rien n'était plus pur et plus exalté en même temps que ses pensées; rien n'était plus tenace, plus exclusif et plus minutieusement dévoué que ses affections. Si l'on e?t pu oublier l'existence du genre humain, et croire qu'il s'était concentré et personnifié dans un seul être, c'est lui qu'on aurait adoré sur les ruines du monde. Mais cet être n'avait pas assez de relations avec ses semblables. Il ne comprenait que ce
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