Lucrezia Floriani | Page 3

George Sand
de couleur.
Il est résulté de tes appétits désordonnés, que l'école du roman s'est précipitée dans un tissu d'horreurs, de meurtres, de trahisons, de surprises, de terreurs, de passions bizarres, d'événements stupéfiants; enfin, dans un mouvement à donner le vertige aux bonnes gens qui n'ont pas le pied assez s?r ni le coup d'oeil assez prompt pour marcher de ce train-là.
Voilà donc ce que l'on fait pour te plaire, et si tu as re?u quelques soufflets pour la forme, c'était une manière de fixer ton attention, afin de te combler ensuite des satisfactions auxquelles tu aspires. Ainsi, je dis que jamais public ne fut plus caressé, plus adulé, plus gaté que tu ne l'es, par le temps qui court et les oeuvres qui pleuvent.
Tu as pardonné tant d'impertinences que tu m'en passeras bien une petite; c'est de te dire que tu détériores ton estomac à manger tant d'épices, que tu uses tes émotions et que tu épuises tes romanciers. Tu les forces à un abus de moyens et à des fatigues d'imagination après lesquelles rien ne sera plus possible, à moins qu'on n'invente une nouvelle langue et qu'on ne découvre une nouvelle race d'hommes. Tu ne permets plus au talent de se ménager, et il se prodigue. Un de ces matins, il aura tout dit et sera forcé de se répéter. Cela t'ennuiera, et, ingrat envers tes amis comme tu l'as toujours été, et comme tu le seras toujours, tu oublieras les prodiges d'imagination et de fécondité qu'ils ont faits pour toi et les plaisirs qu'ils t'ont donnés.
Puisqu'il en est ainsi, sauve qui peut! Demain, le mouvement rétrograde va se faire, la réaction va commencer. Mes confrères sont sur les dents, je parie, et vont se coaliser pour demander un autre genre de travail, et des salaires moins péniblement achetés. Je sens venir cet orage dans l'air qui se plombe et s'alourdit, et je commence prudemment par tourner le dos au mouvement de rotation délirante qu'il t'a plu d'imprimer à la littérature. Je m'assieds au bord du chemin et je regarde passer les brigands, les tra?tres, les fossoyeurs, les étrangleurs, les écorcheurs, les empoisonneurs, les cavaliers armés jusqu'aux dents, les femmes échevelées, toute la troupe sanglante et furibonde du drame moderne. Je les vois, emportant leurs poignards, leurs couronnes, leurs guenilles de mendiants, leurs manteaux de pourpre, t'envoyant des malédictions et cherchant d'autres emplois dans le monde que ceux de chevaux de course.
Mais comment vais-je m'y prendre, moi, pauvre diable, qui n'avais jamais cherché ni réussi à faire d'innovation dans la forme, pour ne pas être emporté dans ce tourbillon, et pour ne pas me trouver, cependant, trop en retard, quand la mode nouvelle, encore inconnue, mais imminente, va lever la tête?
Je vais me reposer d'abord et faire un petit travail tranquille, après quoi nous verrons bien! Si la nouvelle mode est bonne, nous la suivrons. Mais celle du jour est trop fantasque, trop riche; je suis trop vieux pour m'y mettre, et mes moyens ne me le permettent pas. Je vais continuera porter les habits de mon grand-père; ils sont commodes, simples et solides.
Ainsi, lecteur, pour procéder à la fran?aise, comme nos bons a?eux, je te préviens que je retrancherai du récit que je vais avoir l'honneur de te présenter, l'élément principal, l'épice la plus forte qui ait cours sur la place: c'est-à-dire l'imprévu, la surprise. Au lieu de te conduire d'étonnements en étonnements, de te faire tomber à chaque chapitre de fièvre en chaud mal, je te mènerai pas à pas par un petit chemin tout droit, en te faisant regarder devant toi, derrière toi, à droite, à gauche, les buissons du fossé, les nuages de l'horizon, tout ce qui s'offrira à ta vue, dans les plaines tranquilles que nous aurons à parcourir. Si, par hasard, il se présente un ravin, je te dirai: ?Prends garde, il y a ici un ravin;? si c'est un torrent, je t'aiderai à passer ce torrent, je ne t'y pousserai pas la tête la première, pour me donner le plaisir de dire aux autres: ?Voilà un lecteur bien attrapé,? et pour celui de t'entendre crier: ?Ouf! je me suis cassé le cou, je ne m'y attendais guère; cet auteur-là m'a joué un bon tour.?
Enfin, je ne me moquerai pas de toi; je crois qu'il est impossible d'avoir de meilleurs procédés... Et pourtant, il est fort probable que tu m'accuseras d'être le plus insolent et le plus présomptueux de tous les romanciers, que tu te facheras à moitié chemin et que tu refuseras de me suivre.
A ton aise! Va où ton penchant te pousse. Je ne suis pas irrité contre ceux qui te captivent, en faisant le contraire de ce que je veux faire. Je n'ai pas de haine contre la mode. Toute mode est bonne tant qu'elle dure et qu'elle est bien portée;
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