Lucrezia Floriani | Page 2

George Sand
fera sentir son autorité sur ma volonté par des signes irrécusables?--Quels sont-ils? lui demandai-je, vivement intéressé.--Une sorte d'éblouissement, me répondit-il, et un battement de coeur comme si j'allais m'évanouir. Quand une pensée, une image, un fait quelconque, traversent mon esprit en agitant ainsi mon être physique, quelque vague qu'ils soient, je me sens averti par cette sorte de vertige, d'avoir à m'y arrêter afin d'y chercher mon po?me.
Eh bien, qu'auriez-vous à répondre à ce po?te? E?t-il mieux fait de vous consulter, que d'écouter cette voix intérieure qui le sommait de lui obéir?
Dans un ordre d'idées et de productions moins élevées, il y a un attrait mystérieux que je n'aurai pas, quant à moi, l'orgueil d'appeler _l'inspiration_, mais que je subis sans vouloir m'en défendre quand il se présente. Les gens qui ne font pas d'ouvrages d'imagination croient que cela ne se fait qu'avec des souvenirs, et vous demandent toujours: ?Qui donc avez-vous voulu peindre?? Ils se trompent beaucoup s'ils croient qu'il soit possible de faire d'un personnage réel un type de roman, même dans un roman aussi peu romanesque que celui de Lucrezia Floriani. Il faudrait toujours tellement aider à la réalité de cet être, pour le rendre logique et soutenu, dans un fait fictif, ne f?t-ce que pendant vingt pages, qu'à la vingt et unième vous seriez déjà sorti de la ressemblance, et à la trentième, le type que vous auriez prétendu retracer aurait entièrement disparu. Ce qui est possible à faire, c'est l'analyse d'un sentiment. Pour qu'il ait un sens à l'intelligence, en passant à travers le prisme des imaginations, il faut donc créer les personnages pour le sentiment qu'on veut décrire, et non le sentiment pour les personnages.
Du moins c'est là mon procédé, et je n'en ai jamais pu trouver d'autre. Cent fois, on m'a proposé des sujets à traiter. On me racontait une histoire intéressante, on me décrivait les héros, on me les montrait même. Jamais il ne m'a été possible de faire usage de ces précieux matériaux. J'étais de suite frappé d'une chose que tous, vous avez d? observer plus d'une fois. C'est qu'il y a un désaccord apparent, inexplicable, mais très-complet, entre la conduite des personnes dans les circonstances romanesques de la vie, et le caractère, les habitudes, l'extérieur de ces personnes mêmes. De là, ce premier mouvement qui nous fait dire à tous, à l'aspect d'une personne dont les oeuvres ou les actions ont frappé notre esprit: _Je ne me la figurais pas comme cela!_
D'où vient? Je ne sais, ni vous non plus, lecteurs amis. Mais, c'est ainsi, et nous pourrons le chercher ensemble quand nous en aurons le temps. Quant à présent, pour abréger cet avant-propos déjà trop long, je n'ai qu'un mot à répondre à vos questions accoutumées. Examinez si la peinture de la passion qui fait le sujet de ce livre a quelque vérité, quelque profondeur, je ne dirai pas quelque enseignement, c'est à vous de trouver les conclusions, et tout l'office de l'écrivain consiste à vous faire réfléchir. Quant aux deux types sacrifiés (tous deux) à cette passion terrible, refaites-les mieux en vous-mêmes si la fantaisie de l'auteur les a mal appropriés au genre d'exemple qu'ils devaient fournir.
GEORGE SAND.
Nohant, 16 janvier 1853.

AVANT-PROPOS.
Mon cher lecteur (c'est la vieille formule et c'est la seule bonne), je viens t'apporter un nouvel essai dont la forme est renouvelée des Grecs tout au moins, et qui te plaira peut-être médiocrement. Le temps n'est plus où
... A genoux dans une humble préface. Un auteur au public semblait demander grace.
On s'est beaucoup corrigé de celle fausse modestie depuis que Boileau l'a signalée au mépris des grands hommes. Aujourd'hui, on procède tout à fait cavalièrement, et si l'on fait une préface, on y prouve au lecteur consterné qu'il doit lire chapeau bas, admirer et se taire.
On fait fort bien d'agir ainsi avec toi, lecteur bénévole, puisque cela réussit. Tu n'en es pas moins satisfait, parce que tu sais fort bien que l'auteur n'est pas si mauvaise tête qu'il veut bien le para?tre, que c'est un genre, une mode, une manière de porter le costume de son r?le, et qu'au fond, il va te donner ce qu'il a de plus fort et te servir selon ton go?t.
Or, tu as souvent fort mauvais go?t, mon bon lecteur. Depuis que tu n'es plus Fran?ais, tu aimes tout ce qui est contraire à l'esprit fran?ais, à la logique fran?aise, aux vieilles habitudes de la langue et de la déduction claire et simple des faits et des caractères. Il faut, pour te plaire, qu'un auteur soit à la fois aussi dramatique que Shakspeare, aussi romantique que Byron, aussi fantastique qu'Hoffmann, aussi effrayant que Lewis et Anne Radcliffe, aussi héro?que que Calderon et tout le théatre espagnol; et, s'il se contente d'imiter seulement un de ces modèles, tu trouves que c'est bien pauvre
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