Locus Solus | Page 7

Raymond Roussel
se rendit au Morne-Vert, montagne enchantée qu'avait illustrée
autrefois un studieux voyage de Jouël.
Vers la fin de sa vie, parcourant son royaume avec sollicitude pour
contrôler le bien-être populaire et l'honnêteté de ses gouverneurs, Jouël
avait campé un soir dans une région solitaire entièrement nouvelle pour
ses yeux.
On avait dressé la tente royale au pied du Morne-Vert, mont chaotique,
surprenant par sa nuance glauque et ses reflets de marbre finement
veiné. Jouël, intrigué, en tenta l'ascension pendant que le repos
s'organisait, frappant sans cesse avec un pieu ferré, comme pour en
reconnaître la nature, le sol partout résistant. Certain coup l'étonna en
provoquant une vague résonance souterraine. Arrêté, il heurta
fortement divers points de l'emplacement suspect et perçut un écho
sourd, qui, se propageant dans les flancs de la montagne, dénotait la
présence d'une importante caverne.
Sentant là un abri enviable pour la nuit, qui s'annonçait froide, Jouël,
sans gravir davantage, fit chercher par ses gens quelque faille donnant
accès dans l'antre imprévu.
Contrarié par l'échec de toute investigation, le roi, songeant à
l'existence possible d'une ouverture ensablée, ordonna de déblayer,
au-dessous de l'endroit sonore, la montagne dont un fin gravier
envahissait la base.
Quelques travailleurs improvisés, s'armant d'instruments de fortune,
mirent à nu, presque d'emblée, le sommet d'une voûte, qu'ils dégagèrent
pour le passage strict d'un homme.
Jouël, pénétrant torche en main dans l'étroit couloir, eut vite
connaissance d'une caverne splendide, tout en marbre vert garni par un
étrange phénomène géologique d'énormes pépites d'or--représentant à
elles seules une incalculable fortune, susceptible d'être décuplée par

celles que recelait à coup sûr l'épaisseur du massif.
Ébloui, Jouël voulut, en les réservant pour d'éventuelles époques de
ruineux malheurs, garantir de toute cupidité ces richesses fabuleuses,
présentement inutiles à un royaume heureux jouissant d'une calme
prospérité due au génie de son fondateur.
Taisant ses pensées, le roi se fit rejoindre par sa suite, et la nuit s'écoula
paisible dans l'hospitalière caverne.
Le lendemain, un va-et-vient s'établit avec le plus prochain village, et
des ouvriers se mirent à l'oeuvre sous la conduite de Jouël. Libéré par
leurs soins de tout ensablement, l'étroit passage primitif devint un
spacieux tunnel, à mi-chemin duquel, après évacuation de la grotte, on
établit une importante grille à deux battants, dépourvue de serrure par
ordre formel du roi.
Alors, devant tous, Jouël, qui pratiquait la magie, prononça deux
solennelles incantations. Par la première, il rendait à jamais l'extérieur
du mont invulnérable aux plus durs outils, et fermait impérieusement,
par la seconde, l'épaisse et haute grille, immunisée en même temps
contre le bris et le descellement.
Puis le monarque fit aux assistants de précieuses révélations.
Actuellement ignorée de lui-même, impuissant à reconquérir, quand il
l'eût voulu, les richesses interdites, certaine phrase magique, relatant un
personnel événement surhumain appelé à illustrer sa mort, serait à
même d'ouvrir momentanément la grille à chaque impeccable énoncé.
Une seule fois au cours des siècles futurs, en cas de grands désastres
publics dont le déchaînement ou l'expectative pourrait nécessiter
l'appoint de ces trésors, Jouël aurait la faculté de dévoiler à l'un de ses
successeurs, au moyen d'un songe, le propos cabalistique. Il livrait
d'avance la substance du sésame pour que maints téméraires, par leurs
essais périodiques, sauvassent l'important gisement de l'oubli forcé où
l'eût plongé un emprisonnement absolu.
Un mois plus tard, rentré à Gloannic après l'achèvement de sa tournée,
Jouël, par une nuit limpide, mourut chargé d'ans et de gloire--et soudain

un astre neuf brilla au firmament.
Prompt à reconnaître là cet incident surnaturel récemment prédit par
Jouël pour l'heure de son trépas, le peuple, avec certitude, salua en
l'étoile imprévue l'âme même du défunt, prête à veiller éternellement
sur les destinées du royaume.
Sachant désormais quel fait devait exprimer la formule propre à livrer
les immenses biens du Morne-Vert, le nouveau souverain, ambitieux
fils de Jouël, prononça devant la grille ensorcelée force textes
laconiques rapportant de mille façons diverses la transformation du feu
roi en astre des cieux. Mais il n'atteignit pas le dire juste, car les
battants restèrent clos. Et ce fut toujours en vain que, dans la suite, de
semblables tentatives eurent lieu derechef.
Or, cette proposition rebelle, Kourmelen, pendant son rêve, l'avait
reçue des lèvres de Jouël, autorisé à en faire l'aveu par le menaçant
orage politique suspendu sur le royaume.
Au seuil du Morne-Vert, il l'émit en ces termes, dont les chercheurs, au
cours des siècles, s'étaient seulement approchés:
«Jouël brûle, astre aux cieux.»
La grille s'ouvrit largement--puis se referma, franchie par le visiteur,
qui pénétra dans la grotte verte.
Par ordre de Jouël, dont il comprenait le mobile, Kourmelen venait
cacher là tout l'or de sa couronne. Où trouver une retraite plus sûre que
cet antre, depuis si longtemps inviolé en dépit de mille efforts? Puis, au
cas même où un intrigant eût à force d'essais déniché le sésame
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