Locus Solus | Page 3

Raymond Roussel
passé.
Le secret de l'origine
à l'inverse, maintes histoires racontées qui gravitent autour des métamorphoses, se présentent avec la simplicité des contes pour enfants: les personnages sont d'entrée de jeu classés bons ou méchants, leur psychologie est volontairement limitée et en général la fin de l'histoire voit triompher la ?juste cause?. Mais le plus souvent, elles contiennent un secret en rapport avec l'origine, une naissance cachée, illégitime, mais qui finira par retrouver sa vraie place. Ou encore des amours impossibles qui débouchent sur un drame, et dont l'affreuse vérité finira toujours par appara?tre.
Une animalité transfigurée
Mais ce qui frappe le plus dans l'oeuvre de Roussel, c'est la présence d'une animalité transfigurée, qui se retrouve toujours au coeur de performances invraisemblables, au point qu'elle en devient complètement irréelle.
On peut citer, par exemple, les sept hippocampes de Locus Solus qui évoluent dans une eau ?diamantaire?, l'aqua-micans, contenue dans un bocal géant:
?Les hippocampes détenaient alors, formée par leur pétrissage continuel, une étincelante boule jaune dont le rayon mesurait à peine trois centimètres. (...) L'abandonnant brusquement d'un commun accord, ils se placèrent cote à cote sur un seul rang, dans l'ordre que réclamaient leurs sétons, pour constituer un arc-en-ciel exact. (...) L'attelage s'étant mis en marche, les traits se tendirent horizontalement, grace au poids résistant du globe magnétique, entra?né dans le brusque élan général.
Un cri de surprise nous jaillit des lèvres: l'ensemble évoquait le char d'Apollon. Vu son ardente participation à l'éclat de l'aqua-micans, la boule jaune et diaphane s'environnait en effet d'aveuglant rayons la transformant en astre du jour.?
Mais une des figures animales les plus extraordinaires de l'oeuvre de Roussel, est le chat sans pelage qui, dans le cristal de Canterel, nage autour ?d'un chef humain composé uniquement de matière cérébrale, de muscles et de nerfs?; dernier vestige de la tête de Danton. Il excite les nerfs pendants de ce débris morbide par l'intermédiaire d'un cornet électrique qu'il porte comme un masque. Les muscles s'agitent, font ?tourner en tous sens ses yeux absents? et ce qui reste de la bouche semble encore proférer des bribes de discours que Canterel traduit pour ses invités. Contrairement aux contes pour enfants et aux vieilles légendes où les hommes font parler les animaux, il se trouve qu'ici, c'est un chat-poisson qui fait parler un mort ou plut?t une tête, ?qui n'a conservé de sa pourriture que l'envers du masque (alors que ce sont les masques qui éternisent les morts), de ce langage rendu à lui-même sans sa voix et dissous aussit?t dans le silence de l'eau. Paradoxe de cette réanimation mécanique de la vie, alors que les vieilles métamorphoses avaient pour fin essentielle de maintenir la vie en vie.?[3]
[3] Michel Foucault, Raymond Roussel, Le Chemin, Gallimard, 1963, p. 109.
La mort, ultime limite
Or il semble bien que ce soit la mort même qui vienne se poser en limite absolue et de propos délibéré aux merveilles sans bornes des inventions rousséliennes.
Il n'y a aucun inconvénient à ce que les animaux franchissent les barrières de leur condition et deviennent ?intelligents?, mais par contre, à aucun moment la mort ne redevient la vie. La raison en est sans doute la conscience aigu? qu'avait Roussel de sa propre finitude.
?épanouissement posthume?...
Ainsi, l'oeuvre de Roussel s'articule autour des p?les suivants: langage, clichés, production de mythes, concision et transparence de style.
Espérons que cette édition puisse faire conna?tre un peu mieux cette oeuvre étrange et fascinante, et que Raymond Roussel retrouve un peu de cette gloire posthume qu'il avait cherchée en vain de son vivant, et appelée de ses voeux avant de mourir: ?Et je me réfugie faute de mieux dans l'espoir que j'aurai peut-être un peu d'épanouissement posthume à l'endroit de mes livres.?[4]
Pierre HIDALGO
[4] Raymond Roussel, comment j'ai écrit certains de mes livres, édition 10/18, 1963, p. 35.
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à ma soeur la duchesse d'Elchingen Très tendrement,
R. R.
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Chapitre premier
Ce jeudi de commen?ant avril, mon savant ami le ma?tre Martial Canterel m'avait convié, avec quelques autres de ses intimes, à visiter l'immense parc environnant sa belle villa de Montmorency.
Locus Solus--la propriété se nomme ainsi--est une calme retraite où Canterel aime poursuivre en toute tranquillité d'esprit ses multiples et féconds travaux. En ce lieu solitaire il est suffisamment à l'abri des agitations de Paris--et peut cependant gagner la capitale en un quart d'heure quand ses recherches nécessitent quelque station dans telle bibliothèque spéciale ou quand arrive l'instant de faire au monde scientifique, dans une conférence prodigieusement courue, telle communication sensationnelle.
C'est à Locus Solus que Canterel passe presque toute l'année, entouré de disciples qui, pleins d'une admiration passionnée pour ses continuelles découvertes, le secondent avec fanatisme dans l'accomplissement de son oeuvre. La villa contient plusieurs pièces luxueusement aménagées en laboratoires modèles qu'entretiennent de nombreux aides, et le ma?tre consacre sa vie entière à la science, aplanissant d'emblée, avec sa grande fortune de célibataire exempt de
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