Linutile beauté | Page 6

Guy de Maupassant
chantant, en l'interprétant, en
l'admirant en poètes, en l'idéalisant en artistes, en l'expliquant en
savants qui se trompent mais qui trouvent aux phénomènes des raisons
ingénieuses, un peu de grâce, de beauté, de charme inconnu et de
mystère. Dieu n'a créé que des êtres grossiers, pleins de germes des
maladies, qui, après quelques années d'épanouissement bestial,
vieillissent dans les infirmités, avec toutes les laideurs et toutes les
impuissances de la décrépitude humaine. Il ne les a faits, semble-t-il,
que pour se reproduire salement et pour mourir ensuite, ainsi que les
insectes éphémères des soirs d'été. J'ai dit «pour se reproduire
salement»; j'insiste. Qu'y a-t-il, en effet, de plus ignoble, de plus
répugnant que cet acte ordurier et ridicule de la reproduction des êtres,
contre lequel toutes les âmes délicates sont et seront éternellement
révoltées. Puisque tous les organes inventés par ce créateur économe et
malveillant servent à deux fins, pourquoi n'en a-t-il pas choisi d'autres
qui ne fussent point malpropres et souillés, pour leur confier cette
mission sacrée, la plus noble et la plus exaltante des fonctions
humaines. La bouche, qui nourrit le corps avec des aliments matériels,
répand aussi la parole et la pensée. La chair se restaure par elle, et c'est
par elle, en même temps, que se communique l'idée. L'odorat, qui
donne aux poumons l'air vital, donne au cerveau tous les parfums du
monde: l'odeur des fleurs, des bois, des arbres, de la mer. L'oreille, qui
nous fait communiquer avec nos semblables, nous a permis encore
d'inventer la musique, de créer du rêve, du bonheur, de l'infini et même
du plaisir physique avec des sons! Mais on dirait que le Créateur,
sournois et cynique, a voulu interdire à l'homme de jamais anoblir,
embellir et idéaliser sa rencontre avec la femme. L'homme, cependant,
a trouvé l'amour, ce qui n'est pas mal comme réplique au Dieu narquois,
et il l'a si bien paré de poésie littéraire que la femme souvent oublie à
quels contacts elle est forcée. Ceux, parmi nous, qui sont impuissants à
se tromper en s'exaltant, ont inventé le vice et raffiné les débauches, ce
qui est encore une manière de berner Dieu, et de rendre hommage, un
hommage impudique, à la beauté.
Mais l'être normal fait des enfants ainsi qu'une bête accouplée par la

loi.
Regarde cette femme! n'est-ce pas abominable de penser que ce bijou,
que cette perle née pour être belle, admirée, fêtée et adorée, a passé
onze ans de sa vie à donner des héritiers au comte de Mascaret.
Bernard Grandin dit en riant:
--Il y a beaucoup de vrai dans tout cela; mais peu de gens te
comprendraient.
Salins s'animait.
--Sais-tu comment je conçois Dieu, dit-il: comme un monstrueux
organe créateur inconnu de nous, qui sème par l'espace des milliards de
mondes, ainsi qu'un poisson unique pondrait des oeufs dans la mer. Il
crée parce que c'est sa fonction de Dieu; mais il est ignorant de ce qu'il
fait, stupidement prolifique, inconscient des combinaisons de toutes
sortes produites par ses germes éparpillés. La pensée humaine est un
heureux petit accident des hasards de ses fécondations, un accident
local, passager, imprévu, condamné à disparaître avec la terre, et à
recommencer peut-être ici ou ailleurs, pareil ou différent, avec les
nouvelles combinaisons des éternels recommencements. Nous lui
devons, a ce petit accident de l'intelligence, d'être très mal en ce monde
qui n'est pas fait pour nous, qui n'avait pas été préparé pour recevoir,
loger, nourrir et contenter des êtres pensants, et nous lui devons aussi
d'avoir à lutter sans cesse, quand nous sommes vraiment des raffinés et
des civilisés, contre ce qu'on appelle encore les desseins de la
Providence.
Grandin, qui l'écoutait avec attention, connaissant de longue date les
surprises éclatantes de sa fantaisie, lui demanda:
--Alors, tu crois que la pensée humaine est un produit spontané de
l'aveugle parturition divine?
--Parbleu! une fonction fortuite des centres nerveux de notre cerveau,
pareille aux actions chimiques imprévues dues à des mélanges

nouveaux, pareille aussi à une production d'électricité, créée par des
frottements ou des voisinages inattendus, à tous les phénomènes enfin
engendrés par les fermentations infinies et fécondes de la matière qui
vit.
Mais, mon cher, la preuve en éclate pour quiconque regarde autour de
soi. Si la pensée humaine, voulue par un créateur conscient, avait dû
être ce qu'elle est devenue, si différente de la pensée et de la résignation
animales, exigeante, chercheuse, agitée, tourmentée, est-ce que le
monde créé pour recevoir l'être que nous sommes aujourd'hui aurait été
cet inconfortable petit parc à bestioles, ce champ à salades, ce potager
sylvestre, rocheux et sphérique où votre Providence imprévoyante nous
avait destinés à vivre nus, dans les grottes ou sous les arbres, nourris de
la chair massacrée des animaux, nos frères, ou des légumes crus
poussés sous le soleil et les pluies.
Mais il suffit de
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