Linutile beauté | Page 5

Guy de Maupassant
de l'hôtel
s'éteignirent. Seuls les fiacres continuèrent dans les rues leur roulement
vague, doux et lointain à travers les tentures des murs.
Elle attendait, énergique et nerveuse, sans peur de lui maintenant, prête
à tout et presque triomphante, car elle avait trouvé pour lui un supplice
de tous les instants et de toute la vie.
Mais les premières lueurs du jour glissèrent entre les franges du bas de
ses rideaux, sans qu'il fût entré chez elle. Alors elle comprit, stupéfaite,
qu'il ne viendrait pas. Ayant fermé sa porte à clef et poussé le verrou de
sûreté qu'elle y avait fait appliquer, elle se mit au lit enfin et y demeura,
les yeux ouverts, méditant, ne comprenant plus, ne devinant pas ce qu'il
allait faire.
Sa femme de chambre, en lui apportant le thé, lui remit une lettre de
son mari. Il lui annonçait qu'il entreprendrait un voyage assez long, et
la prévenait, en _post-scriptum_, que son notaire lui fournirait les
sommes nécessaires à toutes ses dépenses.

III
C'était à l'Opéra, pendant un entr'acte de Robert le Diable. Dans
l'orchestre, les hommes debout, le chapeau sur la tête, le gilet largement
ouvert sur la chemise blanche où brillaient l'or et les pierres des
boutons, regardaient les loges pleines de femmes décolletées,
diamantées, emperlées, épanouies dans cette serre illuminée où la
beauté des visages et l'éclat des épaules semblent fleurir pour les
regards au milieu de la musique et des voix humaines.
Deux amis, le dos tourné à l'orchestre, lorgnaient, en causant, toute
cette galerie d'élégance, toute cette exposition de grâce vraie ou fausse,
de bijoux, de luxe et de prétention qui s'étalait en cercle autour du
grand-théâtre.
Un d'eux, Roger de Salins, dit à son compagnon Bernard Grandin:

--Regarde donc la comtesse de Mascaret comme elle est toujours belle.
L'autre, à son tour, lorgna, dans une loge de face, une grande femme
qui paraissait encore très jeune, et dont l'éclatante beauté semblait
appeler les yeux de tous les coins de la salle. Son teint pâle, aux reflets
d'ivoire, lui donnait un air de statue, tandis qu'en ses cheveux noirs
comme une nuit, un mince diadème en arc-en-ciel, poudré de diamants,
brillait ainsi qu'une voie lactée.
Quand il l'eut regardée quelque temps, Bernard Grandin répondit avec
un accent badin de conviction sincère.
--Je te crois qu'elle est belle!
--Quel âge peut-elle avoir maintenant?
--Attends. Je vais te dire ça exactement. Je la connais depuis son
enfance. Je l'ai vue débuter dans le monde comme jeune fille. Elle a ...
elle a ... trente ... trente ... trente-six ans.
--Ce n'est pas possible?
--J'en suis sûr.
--Elle en porte vingt-cinq.
--Et elle a eu sept enfants.
--C'est incroyable.
--Ils vivent même tous les sept, et c'est une fort bonne mère. Je vais un
peu dans la maison qui est agréable, très calme, très saine. Elle réalise
le phénomène de la famille dans le monde.
--Est-ce bizarre? Et on n'a jamais rien dit d'elle?
--Jamais.
--Mais, son mari? Il est singulier, n'est-ce pas?

--Oui et non. Il y a peut-être eu entre eux un petit drame, un de ces
petits drames de ménage qu'on soupçonne, qu'on ne connaît jamais bien,
mais qu'on devine à peu près.
--Quoi?
--Je n'en sais rien, moi. Mascaret est grand viveur aujourd'hui, après
avoir été un parfait époux. Tant qu'il est resté bon mari, il a eu un
affreux caractère, ombrageux et grincheux. Depuis qu'il fait la fête, il
est devenu très indifférent, mais on dirait qu'il a un souci, un chagrin,
un ver rongeur quelconque, il vieillit beaucoup, lui.
Alors, les deux amis philosophèrent quelques minutes sur les peines
secrètes, inconnaissables, que des dissemblances de caractères, ou
peut-être des antipathies physiques, inaperçues d'abord, peuvent faire
naître dans une famille.
Roger de Salins, qui continuait à lorgner Mme de Mascaret, reprit.
--Il est incompréhensible que cette femme-là ait eu sept enfants?
--Oui, en onze ans. Après quoi elle a clôturé, à trente ans, sa période de
production pour entrer dans la brillante période de représentation, qui
ne semble pas près de finir.
--Les pauvres femmes!
--Pourquoi les plains-tu?
--Pourquoi? Ah! mon cher, songe donc! Onze ans de grossesses pour
une femme comme ça! quel enfer! C'est toute la jeunesse, toute la
beauté, toute l'espérance de succès, tout l'idéal poétique de vie brillante,
qu'un sacrifice à cette abominable loi de la reproduction qui fait de la
femme normale une simple machine à pondre des êtres.
--Que veux-tu? c'est la nature!
--Oui, mais je dis que la nature est notre ennemie, qu'il faut toujours
lutter contre la nature, car elle nous ramène sans cesse à l'animal. Ce

qu'il y a de propre, de joli, d'élégant, d'idéal sur la terre, ce n'est pas
Dieu qui l'y a mis, c'est l'homme, c'est le cerveau humain. C'est nous
qui avons introduit dans la création, en la
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