Lhôtel hanté | Page 4

Wilkie Collins
que mes yeux ont rencontré les siens,
pourquoi j'ai senti un manteau de glace m'envelopper, un frisson parcourir mes membres,
une peur mortelle s'abattre sur moi pour la première fois de ma vie».
Le docteur commençait à s'intéresser au récit.
«Y avait-il donc, demanda-t-il, dans l'air ou dans l'attitude de cette dame quelque chose
qui ait pu vous frapper?
--Rien, répondit-on brusquement. Voici son portrait: une Anglaise comme elles le sont
toutes, avec des yeux bleus, froids et clairs, le teint rosé, les manières pleines de politesse
et de froideur, la bouche grande et réjouie, des joues et un menton gros, et c'est tout.
--Quand vos yeux se sont rencontrés, y avait-il dans son regard une expression
quelconque qui vous ait frappée?

--Je n'y ai découvert que la curiosité bien naturelle de voir la femme qui lui avait été
préférée, et peut-être aussi quelque étonnement de ne pas la trouver plus belle et plus
charmante: ces deux sentiments, contenus dans les limites des convenances du monde,
sont les seuls que j'aie pu deviner; ils n'ont du reste fait que paraître et disparaître. En
proie à une horrible agitation, toutes mes facultés se troublaient; si j'avais pu marcher, je
me serais précipitée hors de la chambre, tant cette femme me faisait peur. Mais c'est à
peine si je pus me lever, je tombai à la renverse sur ma chaise, regardant toujours ces
yeux bleus et calmes qui me fixaient alors avec une douce expression de surprise, et
cependant j'étais là comme un oiseau fasciné par un serpent. Son âme plongeait dans la
mienne, l'enveloppant d'une crainte mortelle. Je vous dis mon impression telle que je l'ai
ressentie, dans toute son horreur et dans toute sa folie. Cette femme, j'en suis sûre, est
destinée, sans le savoir, à être le mauvais génie de ma vie. Ses yeux limpides ont
découvert en moi des germes de méchanceté cachée que je ne connaissais pas moi-même
jusqu'au moment où je les ai sentis tressaillir sous son regard. À partir d'aujourd'hui, si
dans ma vie je commets des fautes, si je me laisse entraîner au crime, c'est elle qui m'en
fera payer la peine involontairement, je le crois; mais involontairement ou non, ce sera
elle. En un instant, toutes ces pensées traversèrent mon esprit et se peignirent sur mes
traits. Cette bonne créature s'inquiéta de moi. «La chaleur étouffante de cette pièce vous a
fait mal, voulez-vous mon flacon?» me dit-elle doucement, puis je ne me souviens plus
de rien. J'étais évanouie. Quand je repris connaissance, tout le monde était parti; seule la
maîtresse de la maison était avec moi. Je ne pus tout d'abord prononcer une parole;
l'impression terrible que j'ai essayé de décrire me revint aussi violente que quand je la
ressentis. Dès que je pus parler, je la suppliai de me dire toute la vérité sur la femme que
j'avais supplantée, j'avais un faible espoir que sa bonne réputation ne fût pas réellement
méritée, que sa lettre fût une adroite hypocrisie; enfin j'espérais qu'elle nourrissait contre
moi une haine soigneusement cachée.
Non! La personne à qui je m'adressais avait été son amie d'enfance, elle la connaissait
aussi bien que si elle eût été sa soeur, elle m'affirma qu'elle était aussi bonne, aussi douce,
aussi incapable de haïr que la sainte la plus parfaite qui ait jamais été. Mon seul, mon
unique espoir m'échappait donc. J'aurais voulu croire que ce que j'avais éprouvé en
présence de cette femme était un avertissement de me tenir en garde contre elle, comme
contre un ennemi; après ce qu'on venait de m'en dire, cela était impossible. Il me restait
encore un effort à faire, je le fis. J'allai chez celui que je dois épouser lui demander de me
rendre ma parole. Il refusa, Je déclarai que, malgré tout, je voulais rompre. Il me fit voir
alors des lettres de ses soeurs, des lettres de ses frères et de ses meilleurs amis; toutes
l'engageaient à bien réfléchir avant de faire de moi sa femme; toutes répétant les bruits
qui ont couru sur moi à Paris, à Vienne et à Londres, autant de mensonges infâmes. «Si
vous refusez de m'épouser, me dit-il, c'est que vous reconnaîtrez que ces bruits sont
fondés. Vous avouerez que vous avez peur d'affronter le monde à mon bras.» Que
pouvais-je répondre? Il n'y avait pas à discuter. Il avait pleinement raison; si je persistais
dans mon refus, c'était l'entière destruction de ma réputation. Je consentis donc à ce que
le mariage ait lieu, comme nous l'avions arrêté, et je le quittai. C'était hier. Je suis ici,
toujours avec mon idée fixe: cette femme est appelée à avoir une influence fatale sur ma
vie. Je suis ici et je pose la seule question que j'aie à faire, au seul homme qui puisse y
répondre. Pour la dernière
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 79
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.