de la porte de bronze où pend l'anneau que tenait saint Wenceslas quand il fut massacré. Nous d?mes sortir. J'étais pale et malheureux de m'être vu fou, moi qui crains tant de le devenir. Laquedem, pitoyable, me consola et me dit:
--Ne visitons plus de monuments. Marchons dans les rues. Regardez bien Prague; Humboldt affirme qu'elle est parmi les cinq villes les plus intéressantes d'Europe.
--Vous lisez donc?
--Oh! parfois, de bons livres, en marchant... Allons, riez! J'aime aussi parfois en marchant.
--Quoi! vous aimez et n'êtes jamais jaloux?
--Mes amours d'un instant valent des amours d'un siècle. Mais, par bonheur, personne ne me suit, et je n'ai pas le temps de prendre cette habitude d'où s'engendre la jalousie. Allons, riez! ne craignez ni l'avenir, ni la mort. On n'est jamais s?r de mourir. Croyez-vous donc que je sois seul à n'être pas mort! Souvenez-vous d'Enoch, d'Elie, d'Empédocle, d'Apollonius de Tyane. N'y a-t-il plus personne au monde pour croire que Napoléon vive encore? Et ce malheureux roi de Bavière, Louis II! Demandez aux Bavarois. Tous affirmeront que leur roi magnifique et fou vit encore. Vous-même, vous ne mourrez peut-être pas.
* * * * *
La nuit descendait et les lumières naissaient sur la ville. Nous repassames la Moldau par un pont plus moderne:
--Il est l'heure de d?ner, dit Laquedem, la marche excite l'appétit et je suis un gros mangeur.
Nous entrames dans une auberge où l'on faisait de la musique.
Il y avait là un violoniste; un homme qui tenait le tambour, la grosse caisse et le triangle; un troisième, qui touchait une sorte d'harmonium à deux petits claviers juxtaposés et placés sur soufflets. Ces trois musiciens faisaient un bruit du diable et accompagnaient fort bien le goulasch au paprika, les pommes de terre sautées mêlées de grains de cumin, le pain aux graines de pavot et la bière amère de Pilsen qu'on nous servit. Laquedem mangea debout en se promenant dans la salle. Les musiciens jouaient puis quêtaient. Pendant ce temps, la salle s'emplissait des voix gutturales de ses h?tes, tous Bohémiens à tête en boule, à face ronde, au nez en l'air. Laquedem parla délibérément. Je vis qu'il m'indiquait. On me regarda; quelqu'un vint me serrer la main en disant:
?Vivé la Frantzé!?
La musique joua la Marseillaise. Petit à petit l'auberge s'emplit. Il y avait là aussi des femmes. Alors, on dansa. Laquedem saisit la jolie fille de l'h?te, et les voir me fut un ravissement. Tous deux dansaient comme des anges, selon ce qu'en dit le Talmud qui appelle les anges ma?tres de danse. Soudain, il empoigna sa danseuse, la souleva et balla ainsi aux applaudissements de tous. Quand la fille fut de nouveau sur ses pieds, elle était sérieuse et quasi pamée. Laquedem lui donna un baiser qui claqua juvénilement. Il voulut payer son écot dont le montant était d'un florin. à cet effet il tira sa bourse, soeur de celle de Fortunatus et jamais vide des cinq sous légendaires.
* * * * *
Nous sort?mes de l'auberge et traversames la grande place rectangulaire nommée Wenzelplatz, Viehmarkt, Rossmarkt ou Vàclavské Nàmesti. Il était dix heures. à la lueur des réverbères r?daient des femmes qui, au passage, nous murmuraient des mots tchèques d'invite. Laquedem m'entra?na dans la ville juive en disant:
--Vous allez voir: pour la nuit, chaque maison s'est transformée en lupanar.
C'était vrai. à chaque porte se tenait, debout ou assise, tête couverte d'un chale, une matrone marmonnant l'appel à l'amour nocturne. Tout d'un coup, Laquedem dit:
--Voulez-vous venir au quartier des Vignobles Royaux? On y trouve des fillettes de quatorze à quinze ans, que des philopèdes eux-mêmes trouveraient de leur go?t.
Je déclinai cette offre tentante. Dans une maison proche, nous b?mes du vin de Hongrie avec des femmes en peignoir, allemandes, hongroises ou bohémiennes. La fête devint crapuleuse, mais je ne m'en mêlai pas.
Laquedem méprisa ma réserve. Il entreprit une Hongroise tétonnière et fessue. Bient?t débraillé, il entra?na la fille, qui avait peur du vieillard. Son sexe circoncis évoquait un tronc noueux, ou ce poteau de couleurs des Peaux-Rouges, bariolé de terre de Sienne, d'écarlate et du violet sombre des ciels d'orage. Au bout d'un quart d'heure, ils revinrent. La fille lasse, amoureuse, mais effrayée, criait en allemand:
--Il a marché tout le temps, il a marché tout le temps!
* * * * *
Laquedem riait; nous payames et part?mes. Il me dit:
--J'ai été fort content de cette fille et je suis rarement satisfait. Je ne me souviens de pareilles jouissances qu'à Forli, en 1267, où j'eus une pucelle. Je fus heureux aussi à Sienne, je ne sais plus en quelle année du XIVe siècle, auprès d'une fornarine mariée, dont les cheveux avaient la couleur des pains dorés. En 1542, à Hambourg, je fus si épris, que j'allai dans une église, pieds nus, supplier Dieu vainement de me pardonner et de me permettre de m'arrêter. Ce jour-là, pendant le
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