d'autres encore! La complainte que l'on chanta après ma visite à Bruxelles me nomme Isaac Laquedem, d'après Philippe Mouskes, qui, en 1243, mit en rimes flamandes mon histoire. Le chroniqueur anglais Mathieu de Paris, qui la tenait du patriarche arménien, l'avait déjà racontée. Depuis, les poètes et les chroniqueurs ont souvent rapporté mes passages, sous le nom d'Ahasver, Ahasvérus ou Ahasvère, dans telles ou telles villes. Les Italiens me nomment Buttadio--en latin Buttadeus;--les Bretons, Boudedeo; les Espagnols, Juan Espéra-en-Dios. Je préfère le nom d'Isaac Laquedem, sous lequel on m'a vu souvent en Hollande. Des auteurs prétendent que j'étais portier chez Ponce-Pilate, et que mon nom était Karthaphilos. D'autres ne voient en moi qu'un savetier, et la ville de Berne s'honore de conserver une paire de bottes qu'on prétend faites par moi et que j'y aurais laissées après mon passage. Mais je ne dirai rien sur mon identité, sinon que Jésus m'ordonna de marcher jusqu'à son retour. Je n'ai pas lu les oeuvres que j'ai inspirées, mais j'en connais le nom des auteurs. Ce sont: Goethe, Schubart, Schlegel, Schreiber, von Schenck, Pfizer, W. Müller, Lenau, Zedlitz, Mosens, Kohler, Klingemann, Levin, Schüking, Andersen, Heller, Herrig, Hamerling, Robert Giseke, Carmen Sylva, Hellig, Neubaur, Paulus Cassel, Edgard Quinet, Eugène Su?, Gaston Paris, Jean Richepin, Jules Jouy, l'Anglais Conway, les Pragois Max Haushofer et Suchomel. Il est juste d'ajouter que tous ces auteurs se sont aidés du petit livre de colportage qui, paru à Leyde en 1602, fut aussit?t traduit en latin, fran?ais et hollandais, et fut rajeuni et augmenté par Simrock dans ses livres populaires allemands. Mais regardez! Voici le Ring ou Place de Grève. Cette église contient la tombe de l'astronome Tycho-Brahé; Jean Huss y prêcha, et ses murailles gardent les marques des boulets des guerres de Trente Ans et de Sept Ans.
Nous nous t?mes, visitames l'église, puis allames entendre tinter l'heure à l'horloge de l'H?tel de Ville. La Mort, tirant la corde, sonnait en hochant la tête. D'autres statuettes remuaient, tandis que le coq battait des ailes et que, devant une fenêtre ouverte, les Douze Ap?tres passaient en jetant un coup d'oeil impassible sur la rue. Après avoir visité la désolante prison appelée Schbinska, nous traversames le quartier juif aux étalages de vieux habits, de ferrailles et d'autres choses sans nom. Des bouchers dépe?aient des veaux. Des femmes bottées se hataient. Des juifs en deuil passaient, reconnaissables à leurs habits déchirés. Les enfants s'apostrophaient en tchèque ou en jargon hébra?que. Nous visitames, tête couverte, l'antique synagogue, où les femmes n'entrent point pendant les cérémonies, mais regardent par une lucarne. Cette synagogue a l'air d'une tombe, où dort voilé le vieux rouleau de parchemin qui est une admirable thora. Ensuite, Laquedem lut à l'horloge de l'H?tel de Ville juif qu'il était trois heures. Cette horloge porte des chiffres hébreux et ses aiguilles marchent à rebours. Nous passames la Moldau sur la Carlsbrücke, pont d'où saint Jean Népomucène, martyr du secret de la Confession, fut jeté dans la rivière. De ce pont orné de statues pieuses, on a le spectacle magnifique de la Moldau et de toute la ville de Prague avec ses églises et ses couvents.
En face de nous se dressait la colline du Hradschin. Pendant que nous montions entre les palais, nous parlames.
--Je croyais, dis-je, que vous n'existiez pas. Votre légende, me semblait-il, symbolisait votre race errante... J'aime les Juifs, monsieur. Ils s'agitent agréablement et il en est de malheureux... Ainsi, c'est vrai, Jésus vous chassa?
--C'est vrai, mais ne parlons pas de cela. Je suis accoutumé à ma vie sans fin et sans repos. Car je ne dors pas. Je marche sans cesse, et marcherai encore pendant que se manifesteront les Quinze Signes du Jugement Dernier. Mais je ne parcours pas un chemin de la croix, mes routes sont heureuses. Témoin immortel et unique de la présence du Christ sur la terre, j'atteste aux hommes la réalité du drame divin et rédempteur qui se dénoua sur le Golgotha. Quelle gloire! Quelle joie! Mais je suis aussi depuis dix-neuf siècles le spectateur de l'Humanité, qui me procure de merveilleux divertissements. Mon péché, monsieur, fut un péché de génie, et il y a bien longtemps que j'ai cessé de m'en repentir.
Il se tut. Nous visitames le chateau royal du Hradschin, aux salles majestueuses et désolées, puis la cathédrale, où sont les tombes royales et la chasse d'argent de saint Népomucène. Dans la chapelle où l'on couronnait les rois de Bohême, et où le saint roi Wenceslas subit le martyre, Laquedem me fit remarquer que les murailles étaient de gemmes: agates et améthystes. Il m'indiqua une améthyste:
--Voyez, au centre, les veinures dessinent une face aux yeux flamboyants et fous. On prétend que c'est le masque de Napoléon.
--C'est mon visage, m'écriai-je, avec mes yeux sombres et jaloux!
Et c'est vrai. Il est là, mon portrait douloureux, près
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