Lettres de mon moulin | Page 9

Alphonse Daudet
toute la nuit. De temps en temps
la chèvre de M. Seguin regardait les étoiles danser dans le ciel clair, et
elle se disait:
--Oh! pourvu que je tienne jusqu'à l'aube...
L'une après l'autre, les étoiles s'éteignirent. Blanquette redoubla de
coups de cornes, le loup de coups de dents... Une lueur pâle parut dans
l'horizon... Le chant d'un coq enroué monta d'une métairie.

--Enfin! dit la pauvre bête, qui n'attendait plus que le jour pour mourir;
et elle s'allongea par terre dans sa belle fourrure blanche toute tachée de
sang...
Alors le loup se jeta sur la petite chèvre et la mangea.
* * * * *
Adieu, Gringoire!
L'histoire que tu as entendue n'est pas un conte de mon invention. Si
jamais tu viens en Provence, nos ménagers te parleront souvent de la
_cabro de moussu Seguin, que se battègue touto la neui emé lou loup, e
piei lou matin lou loup la mangé[1].
Tu m'entends bien, Gringoire: E piei lou malin lou loup la mangé.
[Note 1: La chèvre de monsieur Seguin, qui se battit toute la nuit avec
le loup, et puis, le matin, le loup la mangea.]

LES ÉTOILES
RÉCIT D'UN BERGER PROVENÇAL.
Du temps que je gardais les bêtes sur le Luberon, je restais des
semaines entières sans voir âme qui vive, seul dans le pâturage avec
mon chien Labri et mes ouailles. De temps en temps l'ermite du
Mont-de-l'Ure passait par là pour chercher des simples ou bien
j'apercevais la face noire de quelque charbonnier du Piémont; mais
c'étaient des gens naïfs, silencieux à force de solitude, ayant perdu le
goût de parler et ne sachant rien de ce qui se disait en bas dans les
villages et les villes. Aussi, tous les quinze jours, lorsque j'entendais,
sur le chemin qui monte, les sonnailles du mulet de notre ferme
m'apportant les provisions de quinzaine, et que je voyais apparaître peu
à peu, au-dessus de la côte, la tête éveillée du petit miarro (garçon de
ferme), ou la coiffe rousse de la vieille tante Norade, j'étais vraiment
bien heureux. Je me faisais raconter les nouvelles du pays d'en bas, les

baptêmes, les mariages; mais ce qui m'intéressait surtout, c'était de
savoir ce que devenait la fille de mes maîtres, notre demoiselle
Stéphanette, la plus jolie qu'il y eût à dix lieues à la ronde. Sans avoir
l'air d'y prendre trop d'intérêt, je m'informais si elle allait beaucoup aux
fêtes, aux veillées, s'il lui venait toujours de nouveaux galants; et à ceux
qui me demanderont ce que ces choses-là pouvaient me faire, à moi
pauvre berger de la montagne, je répondrai, que j'avais vingt ans et que
cette Stéphanette était ce que j'avais vu de plus beau dans ma vie.
Or, un dimanche que j'attendais les vivres de quinzaine, il se trouva
qu'ils n'arrivèrent que très tard. Le matin je me disais: «C'est la faute de
la grand'messe;» puis, vers midi, il vint un gros orage, et je pensai que
la mule n'avait pas pu se mettre en route à cause du mauvais état des
chemins. Enfin, sur les trois heures, le ciel étant lavé, la montagne
luisante d'eau et de soleil, j'entendis parmi l'égouttement des feuilles et
le débordement des ruisseaux gonflés les sonnailles de la mule, aussi
gaies, aussi alertes qu'un grand carillon de cloches un jour de Pâques.
Mais ce n'était pas le petit miarro, ni la vieille Norade qui la conduisait.
C'était... devinez qui!... notre demoiselle; mes enfants! notre demoiselle
en personne, assise droite entre les sacs d'osier, toute rose de l'air des
montagnes et du rafraîchissement de l'orage.
Le petit était malade, tante Norade en vacances chez ses enfants. La
belle Stéphanette m'apprit tout ça, en descendant de sa mule, et aussi
qu'elle arrivait tard parce qu'elle s'était perdue en route; mais à la voir si
bien endimanchée, avec son ruban à fleurs, sa jupe brillante et ses
dentelles, elle avait plutôt l'air de s'être attardée à quelque danse que
d'avoir cherché son chemin dans les buissons. O la mignonne créature!
Mes yeux ne pouvaient se lasser de la regarder. Il est vrai que je ne
l'avais jamais vue de si près. Quelquefois l'hiver, quand les troupeaux
étaient descendus dans la plaine et que je rentrais le soir à la ferme pour
souper, elle traversait la salle vivement, sans guère parler aux serviteurs,
toujours parée et un peu fière... Et maintenant je l'avais là devant moi,
rien que pour moi; n'était-ce pas à en perdre la tête?
Quand elle eut tiré les provisions du panier, Stéphanette se mit à
regarder curieusement autour d'elle. Relevant un peu sa belle jupe du

dimanche qui aurait pu s'abîmer, elle entra dans le parc, voulut voir le
coin où je couchais, la crèche de paille avec la peau de mouton, ma
grande cape accrochée au mur, ma
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