Lettres de Marie Bashkirtseff | Page 9

Marie Bashkirtseff
Palais Pitti, peinte, toujours par Titien, en _Cléopâtre se
faisant mordre par un aspic_, elle représente une absurdité. Trop grasse,
trop blonde, pas du tout grecque-égyptienne. Les effets de lumière dans
les tableaux de Gherardo delle Notti me plaisent énormément. Les
figures sont belles et vivantes. La grande toile représentant les Pâtres
autour du berceau de Jésus est magnifique. Sous cette banale auréole,
l'enfant divin illumine tous les entourants et semble lui même être fait
de lumière. La vierge Marie tient la couverture découvrant l'enfant et
regarde les pâtres, avec un véritable sourire du ciel. Ils ont des figures
radieusement respectueuses et ceux qui sont le plus près se font de la
main une visière comme on fait quand le soleil empêche de voir.
Toutes les figures sont belles, véritables. On voit bien que le peintre a
compris ce qu'il faisait.
Dans la salle française il y a un très joli petit portrait de Mignard et
dans la salle flamande un petit tableau de François Van Mieris, qui m'a
ravie par sa finesse extraordinaire. Plus on regarde de près, plus c'est
joli et plus la manière dont les couleurs sont mises est
incompréhensible. Je ne te raconte que ce que j'ai particulièrement
remarqué, d'ailleurs j'ai consacré le plus de temps aux bustes des
Empereurs romains et des femmes romaines, Agrippine, Poppée et...
j'oublie son nom.... Néron est beau comme personne.
Marc-Aurèle est une bonne grosse tête.
Titus ressemble à quelqu'un, je ne puis savoir à qui.
On vient nous apporter le billet de la loge pour ce soir au théâtre
Palliano. On ne donne pas un billet, mais une clef de la loge et deux
cartes d'entrée, je ne vois cela qu'en Italie.
Demain il faut partir. Plus je vois, plus je veux regarder, je m'arrache
avec peine à toutes ces beautés. La Vénus de Médicis m'a rendu
joliment fière. Ensuite nous visitons les musées égyptiens et étrusques.
L'enfance de l'art a son charme, mais je ne crois pas, comme on le dit,
que la sculpture grecque ait été importée d'Égypte.

C'est tout un autre caractère, et puis, n'est-ce pas? en Grèce, dans les
temps les plus reculés, on n'a rien fait de semblable aux choses
égyptiennes. De même qu'en Égypte il n'y eut et il n'y a rien
d'approchant des magnificences grecques.
En Égypte, l'art est toujours dans le même état, imposant et absurde. Je
regrette de ne pouvoir mieux expliquer ce que je comprends si bien. Ah,
cher grand-papa, si tu étais avec nous! Allons, quittons la superbe
Florence. Cette Lanza _leggiéra piota molt che dipel maculato cra
caperta_, comme dit le Dante au long nez pendant. Voilà encore un
nez!
Rentrons, rentrons dans notre ville à nous, dans l'altière cité de
Seguranne. De nouveau en wagon. Quel dommage qu'il n'existât pas de
chemin de fer du temps de Dante. Il en eût certainement fait un des
tourments de son enfer. Cette fumée empestée, ce bruit, ce tremblement
continuel!
À bientôt, je t'embrasse.

À son frère. Nice, 1875.
Cher Paul,
Je reviens de Florence, où je suis allée avec ma tante. À Monte Carlo
déjà, je devins rose et me mis à rire de joie jusqu'à Nice. Nous avions
télégraphié et la voiture est là. Au lieu de me déshabiller, je cours voir
les maçons qui arrangent les chambres, puis je cours au second, où
nous logerons en attendant. Je vais te raconter tout. Chez moi je me
déshabille et, en chemise, me précipite sur mes classiques, les range,
leur assigne des armoires particulières et ayant terminé ce travail me
jette sur le tapis et passe une heure entre les caresses de mes deux
chiens, les seuls vrais amis de l'homme, cet homme fût-il Socrate. _Poi,
poi, riposato un poco il corpo lasso, ripressivia per la
praggoginivesta_.... Mais cela pas avant de m'être parfaitement lavée
des pieds à la tête et mis par-dessus une chemise blanche et fine, un

jupon et ma robe de batiste grise, sauf le corsage, que je remplace par
un manteau de foulard blanc ... tu sais comme je suis gentille ainsi.
Allons, résignons-nous et avec mes livres je passerai encore
agréablement les quelques jours que nous avons à rester ici.
Dis-moi ce que tu fais, raconte-moi les moindres détails de votre
existence à Gavronzy.
Je t'embrasse et je te plains.

1876
À sa tante. Hôtel de Londres, à Rome, Place d'Espagne, 3 janvier.
Chère tante,
Enfin je suis à Rome, après une nuit exécrable, passée dans un
compartiment plein, sur des coussins durs comme du bois, c'était une
horreur, mais c'est fini et nous sommes à l'hôtel de Londres, place
d'Espagne. Ce qui est atroce, c'est qu'il faut marchander!
Envoyez de suite Léonie avec les choses que nous avons peut-être
oubliées. J'ai laissé mon papier à lettres et une boîte de plumes,
expédiez-moi
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