Lettres de Marie Bashkirtseff | Page 7

Marie Bashkirtseff
veux dire, tu ne
comprendras pas, parce que tu n'as pas éprouvé cela. Non, ce n'est pas
cela, c'est que je suis désespérée toutes les fois que je veux faire
comprendre ce que je sens!! C'est comme dans un cauchemar, quand on
n'a pas la force de crier!
D'ailleurs, jamais aucun écrit ne donnera la moindre idée de la vie
réelle. Comment expliquer cette fraîcheur, ces parfums de souvenirs!
on peut inventer, on peut créer, mais on ne peut pas copier... On a beau
sentir en écrivant, il n'en résulte que mots communs: bois, montagnes,

ciel, lune, etc., etc.
Donne-moi des nouvelles de Schlangenbad et revenez plus vite.
[Note 5: La fin de cette lettre se retrouve dans le journal de Marie
Bashkirtseff (page 65), avec quelques variantes.]

À sa tante. Paris.
Très chère tante,
Ne vous déchirez pas le coeur pour rien et ne prévoyez rien de sinistre.
Tout va admirablement bien, excepté le caractère de mon auguste mère,
qui se fâche du matin au soir et économise tellement que c'est terrible.
Mon auguste mère a proposé de ne pas déjeuner, figurez-vous cela, ne
pas déjeuner! C'est atroce, mais je suis bonne enfant, je ne me fâche pas
et la proposition n'est restée qu'une proposition.
L'univers entier est à Paris. Depuis la reine d'Espagne jusqu'à A.
Nous avons visité plusieurs hôtels, il y en a un aux Champs-Élysées,
tout à fait à part avec un petit jardin, écuries et remises, trois chambres
de domestiques, huit chambres à coucher, trois salons, salle à manger,
jardin d'hiver, sous-sols, cuisine, salle de bains, office, etc., etc. Ce n'est
pas une énorme maison et si on l'achetait il faudrait ajouter deux ou
trois pièces. Ce n'est qu'à Paris qu'on peut vivre, partout ailleurs on
végète, on ne vit pas. Quand je pense que nous demeurons à Nice, j'ai
envie de me casser la tête. Et dire que nous avons acheté à Nice!!!
Quelle horreur! Je sais qu'on fera de l'esprit sur ce que je dis, mais je
m'en moque. Je dis ce que je dis et je sais ce que je sais. Vivre ailleurs
qu'ici, c'est perdre son temps, son argent, sa figure, sa santé, tout enfin.
Tout homme sensé et qui n'est pas mort vous dira que j'ai raison.
Comment va la santé de papa, embrassez-le. Je me propose de gagner
200,000 roubles et alors je vous montrerai d'où je suis sortie!!!
De la mère Angot je suis la fille,

etc., etc. Quand je pense, qu'on vend en Russie pour acheter à Nice!
Mais c'est de la folie...
Enfin puisque l'affaire est commencée, terminez-la, payez à Nice et
puis on tâchera de vendre, si l'on trouve un acquéreur. Je vous prie de
ne pas acheter de meubles, car nous en commanderons ici; ce n'est pas
la peine de dépenser de l'argent pour cette baraque Niçoise.
Je vous embrasse beaucoup de fois. Faites tondre et laver Prater.
P. S.--Voici ma photographie en Mignon pour les tableaux vivants.

À la même.
ÉPÎTRE À MA TANTE POUR OBTENIR DE L'ARGENT.
La plus grande des trois Grâces Se trouve dans cent disgrâces! Si,
comme c'est probable, Votre âme charitable De grandes choses capable
Entend ma voix lamentable, Elle soulagera ma peine. Et soyez bien
certaine, Que lorsque reine je serai, Jusqu'au dernier franc vous rendrai
Avec de beaux intérêts. Mon âme poétique Et mon coeur magnifique
Se dessèchent comme pastel Dans ce petit hôtel. Tous les soirs vers six
heures, Pour me bien réjouir Dans ce Bois plein de fleurs Il me faut
sortir. Il me faut pour cela Voiture et toilette: Comment le puis-je, hélas!
Quand est vide la cassette. Lorsque reine je serai, Tout, tout vous
rendrai, Mais, en attendant, Envoyez-moi l'argent.

À la même. Paris.
Il pleuvait ce matin.
Ah! ma tante, si vous pouviez m'envoyer un peu du vil métal.
En vérité, je ne comprends pas comment il y a des gens qui, pouvant
vivre à Paris, s'en vont moisir à Nice!

Si vous saviez comme Paris est beau! Chez Laferrière, Caroline est
allée aux eaux, la grande mince la remplace et pas mal; au moins avec
celle-là je fais ce que je veux.
Ah! ma tante, envoyez-moi donc de l'argent.
Ce soir, nous irons sans doute à l'Opéra.
Ah! ma tante, envoyez-moi donc de l'argent.
Car je suis dans la gêne, Que mon coeur, que mon coeur . . . . . . . a de
peine...
Ne pas aller tous les jours au Bois, c'est mourir d'ennui: vous savez
bien que je déteste courir les boulevards et les boutiques. Mon seul
plaisir est d'aller respirer l'air pur de la campagne, de humer les douces
émanations du Bois, d'admirer la nature... des voitures et des toilettes.
Ah! ma tante, envoyez-moi donc de l'argent!
Car je suis dans la gêne, Que mon
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