Lettres à un ami, 1865-1872 | Page 7

George Bizet
lui proposa de terminer ou de refaire
un opéra de M. de Saint-Georges, Noé, qu'Halévy avait laissé inachevé.
Le poème lui plut; certaines situations en étaient très musicales et bien
faites pour séduire un compositeur. Mais il renonça bientôt à l'écrire et
ne s'occupa guère alors que de musique instrumentale.»

J'indiquais plus loin qu'après son mariage, il avait repris ce travail.
Quand il m'en causa, au printemps de 1868, j'avais compris qu'il ne
s'agissait pas simplement d'orchestrer, mais que des morceaux entiers
n'étaient pas commencés. Même encore, je crois me rappeler qu'il me
parla notamment d'une belle musique symphonique à écrire au début
d'un acte, le rideau levé, avec le décor du désert, l'ange debout se
détachant en silhouette sur la clarté de l'aube et veillant sur le sommeil
de la femme allongée au pied d'un palmier.
Mes études de contre-point et de fugue terminées, il m'avait engagé,
comme exercice, à composer le livret du concours de 1868 à l'Opéra, la
Coupe du Roi de Thulé. Je n'allai pas plus loin que les deux premiers
actes. On verra comment il fut amené, lui aussi, à faire la musique de
ces deux actes, ce qui augmente encore l'intérêt des lettres où il
analysait pour moi les caractères et les situations de la pièce.
Sur Djamileh, je répéterai ce que j'avais noté en 1877, que «je lui avais
souvent entendu exprimer le désir d'écrire un opéra sur la Namouna de
Musset». Le sort de «cette pauvre fille», c'était son expression, éveillait
sa compassion.
Je dois reproduire enfin un dernier passage de ma brochure de 1877:
«Comme pianiste, il (Bizet) possédait un talent de premier ordre, qu'il
n'a jamais fait connaître en public. D'après lui, un compositeur devait
s'attacher à devenir pianiste, afin de s'habituer par là à donner de la
précision à sa forme. Il me citait les noms des grands compositeurs qui
avaient été excellents pianistes: Jean-Sébastien Bach, Mozart,
Beethoven, Meyerbeer, etc. L'exécution soignée des fugues de Bach lui
paraissait à ce titre indispensable pour former un bon musicien. Après
avoir entendu M. Delaborde sur le piano à pédalier de la maison Érard,
il songea à composer de la musique de piano. Mais il ne donna suite à
ce projet qu'après avoir d'abord écrit la symphonie.»
Ce passage n'était qu'un mémento parce que je craignais d'être
maladroit et, en paraissant excessif, de provoquer des doutes au lieu de
convaincre. J'ai donc aujourd'hui à développer ce trop court abrégé,
d'autant mieux que d'autres témoignages plus autorisés sont venus

corroborer le mien.
Les facultés exceptionnelles de Bizet se manifestèrent de très bonne
heure. Le père Bizet m'a raconté de son côté une anecdote rapportée par
Victor Wilder dans le Ménestrel et citée par M. Pigot dans son volume,
pages 3-4. Il s'agit de la présentation de Georges, qui avait neuf ans
seulement, à un membre du Comité des études du Conservatoire.
Celui-ci, voyant l'enfant si jeune, accueillit d'abord froidement le père
et l'ami qui le lui conduisaient. «Il faut lui faire deviner des accords,
dit-il.--Tout ce que vous voudrez», répondit le père. On plaça Georges
de façon qu'il ne pût voir le clavier, on plaqua des accords, et il les
nomma tous sans se tromper une seule fois.
Plus tard, son extrême habileté de lecteur fut remarquée. Après sa mort,
Marmontel, dans son livre Symphonistes et Virtuoses, a déclaré que
«son jeu» avait «un charme inimitable», et qu'il était un «virtuose
consommé», tandis qu'Émile Perrin, dans le discours qu'il prononçait,
le 10 juin 1876, à l'inauguration du monument élevé sur sa tombe[8], le
qualifiait d'exécutant incomparable.
[Note 8: Inséré en tête du deuxième recueil de Mélodies de Bizet.]
Voici les recommandations qu'il m'avait faites lorsqu'il m'avait exhorté
à étudier sérieusement le piano: me surveiller, me critiquer, m'écouter
très attentivement et recommencer les passages jusqu'à ce que l'attaque
de la touche produisît la qualité de son voulue, ne pas me contenter d'à
peu près, apprendre l'emploi raisonné de la pédale pour soutenir les
sons même pendant les plus courts moments quand c'était nécessaire et
durant que la main était forcée d'abandonner une ou plusieurs touches
dont les cordes pourtant devaient continuer à vibrer. Il obtenait, du reste,
des effets merveilleux de douceur par l'usage simultané des deux
pédales, et, dans le fortissimo, joignait toujours le moelleux, le velouté,
à la vigueur et à l'éclat. C'était une chose des plus émouvantes, une des
plus hautes sensations d'art, que de lui entendre dire à demi-voix,
quelquefois presque à voix basse, en s'accompagnant au piano,--et avec
son organe de ténor il chantait tour à tour les parties de femmes, de
baryton ou de basse,--c'était une des plus hautes sensations d'art que de
lui entendre dire les belles pages qu'il choisissait dans les oeuvres des

maîtres dont il possédait à Paris une riche bibliothèque. Le souvenir de
ces auditions me revient
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