sais
aussi que cela a été tout à fait spontané chez vous et involontaire. Vous
pouviez dissimuler, vous en avez la force, je préfère que vous vous
laissiez aller à vos impressions, dussé-je en souffrir, et, si vous le
permettiez, orgueilleuse, je vous en saurais gré.
Je ne vous reverrai donc pas d'ici deux jours, et dans deux jours, je ne
vous aurai qu'au vol. Au moins, aurez-vous surmonté votre impression?
Je ne vous reverrai pas sans crainte, tellement vous avez le pouvoir,
comme Zeus dans l'Olympe, de faire en moi le calme et la tempête, la
nuit et le jour d'un froncement de vos sourcils ou d'un sourire de vos
lèvres. Oh! il y a une telle intonation de votre voix d'une si pénétrante
et si infinie douceur qu'on irait dans les supplices pour l'entendre. C'est
ainsi et riante que je veux, en imagination, vous voir et vous entendre
ces deux jours, que je le voudrais si j'avais la légèreté d'oublier que je
ne l'ai pas mérité.
Adieu, ma chère vie. 10 h.-3/4.
Lundi, 16 mai 1887, 7 h.-1 /2.
O mon amie, nos esprits sont bien frères. Tous deux, nous sentons si
vivement qu'un coup d'épingle nous est un coup de poignard; dans ce
qui vous est arrivé hier je me reconnais, combien de fois une de vos
ironies m'a mis dans cet état où l'on voit tout s'effondrer, où l'on a la
sensation d'être descendu soudain dans un abîme de ténèbres. Je
réponds, non pas à votre mot, où j'ai vu un sourire, mais à vos pages, où
j'ai vu une ombre. Plus qu'hier, après les avoir lues, j'ai eu l'impression
d'un désastre; j'ai refermé le coffret qui s'entr'ouvrait et si
maladroitement qu'il ne se rouvrira peut-être plus. Et j'ai piétiné dessus,
car il s'agit de votre coeur,--et vous dites cela, et vous le croyez, vous
me le faites croire. Je suis comme Dante, dans la forêt mystique et
terrible, qui n'ose se reporter à son impression, tant elle lui est dure; et
moi je dois m'y replonger, vos lignes que je relis depuis que je les ai, la
perpétuent en moi. Ainsi les devoirs et les obligations sociales que je
subis une fois tous les deux mois vous semblent mettre une barrière
entre nous. Il est vrai, je n'ai pas une certaine indépendance qui me
serait précieuse, on ne défait pas en un instant les conditions d'une vie
qui n'était pas destinée à Celle qui est venue, puisqu'Elle n'était pas
attendue, puisqu'on la fuyait. Je ne prétendais qu'à faire ma tâche, qu'à
mettre lentement en oeuvre mon talent, sans autre but qu'une lointaine
et chimérique satisfaction. Pratique, je ne l'ai pas été, je n'ai pas su faire
deux parts de ma vie, l'une au rien qui en était le fond, l'autre au
peut-être qui aurait dû en être l'espérance. Je sens l'amertume de mon
imprévoyance, mais pourquoi faut-il que vous la sentiez aussi?--Il y a
des minutes, vous l'avez éprouvé--vis-à-vis de vous je ne sais ce que
c'est--où la cristallisation s'arrête, où reparaissent les parties noires et
frustes du rameau. Vous l'avez écrit, il m'a fallu le comprendre. Ainsi
vous savez que je ne suis qu'une illusion pour vous? Vous voyez ce que
je serai; c'est être bien près de voir ce que je suis. Dès qu'on s'arrête, en
gravissant certaines montagnes à pic, on redescend; et voudriez-vous
redescendre avant d'avoir atteint le faîte? Dites, voudriez-vous
redescendre jamais? O mon amie, vous êtes trop exigeante. Vous
cherchez l'introuvable et vous vous étonnez de ne le point rencontrer.
Pourtant déjà vous en avez souffert, voulez-vous donc souffrir toujours
et n'être jamais heureuse. Seriez-vous comme ceux dont vous me
parliez hier qui n'aiment que ce qu'ils cherchent, qui ne peuvent ou ne
veulent plus aimer ce qu'ils ont rencontré?
Vous interrogez l'avenir, question inutile; l'avenir, avec de certaines
âmes, est semblable au présent. Pour moi, avec vous, marcher vers
l'avenir me semblerait une ascension vers un bonheur toujours plus
grand; je ne vous ai jamais pénétrée un peu plus sans vous aimer
davantage, ou, s'il ne m'est pas possible de vous aimer plus, sans
trouver à chaque pas nouveau de nouveaux motifs de m'attacher à vous.
Oh! non, le présent ne me suffit pas. Le présent passe et l'avenir
demeure. Mais comment vous prendre quand vous vous faites
insaisissable, quand vous glissez dans les bras du lutteur, comme ces
athlètes grecs frottés d'essences pour laisser moins de prise à
l'adversaire. Vous ne vous donnez pas, et si je vous prends vous vous
reprendrez. Je sais cela, je puis en souffrir à mourir, mais cela ne
m'arrête pas, et si j'étais seul à souffrir, la souffrance me serait
indifférente et même chère.
Le navire a mis à la voile, le vent souffle, il faut lui céder ou faire
naufrage. Déjà

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