Lettres à Sixtine | Page 2

Remy de Gourmont
avoir vécu et
senti la passion; de ces minutes dont il est vain de vouloir rendre le
charme surhumain, la plus pénétrante, au souvenir, c'est celle où je
sentis sur mon front pâli par le désir s'appuyer sa main tiède...

Les mots sont faibles et plient sous le poids. Rien de tel ne fut jamais
exprimé par aucun poète...
Et celle qui me fit sentir cela--qui sans se donner fut à moi de
désir--celle-là est l'inoubliable, celle qui à jamais sera aimée--Tout
s'efface de ce qui faisait le vague intérêt de la vie--et un point reste:
elle.
Il semble qu'on puisse prendre tout en patience, pourvu qu'elle vienne.
Tout peut passer, pourvu qu'elle demeure.
Banalité toute écriture--La passion s'écrit dans le sang, dans la chair--et
quel dieu est en vous quand on aime ainsi!

IN MANUS
Nello man vostra dolce donna mia. CINO DA PISTOIA
En vos mains, chère, je remets le dernier souffle de ma vie, afin qu'en
ce monde jamais votre mémoire ne m'oublie.
Je n'avais d'autre volonté que le caprice de ma Reine, d'autre culte que
sa beauté, ni d'autre crainte que sa peine.
J'avais pour soleil ses cheveux, son esprit était mon empire; j'avais pour
infini ses yeux, et ma gloire était son sourire.
De peur qu'en la tombe où je vais Mon amour soit ensevelie, En vos
mains, chère, je remets, Le dernier souffle de ma vie.
21 avril 1887.

LITANIES
Janua coeli.

Porte du jardin royal, Porte du ciel, ouvre-toi. Fleur de l'arbre nuptial,
Porte du ciel, ouvre-toi. Fleur du rameau lilial, Porte du ciel, ouvre-toi.
Aube au regard sidéral, Porte du ciel, ouvre-toi. Ironie impériale, Porte
du ciel, ouvre-toi. Rayon de joie aurorale, Porte du ciel, ouvre-toi.
Secret du rire augural, Porte du ciel, ouvre-toi. Gloire du sourire astral,
Porte du ciel, ouvre-toi. Gloire du parfum vital, Porte du ciel, ouvre-toi.
Harmonie empyréale, Porte du ciel, ouvre-toi. Mystique senteur florale,
Porte du ciel, ouvre-toi.

LES JACYNTHES
L'odeur des jacynthes vibrait dans l'encens, l'orgue avait des plaintes à
troubler les saintes, l'odeur des jacynthes vibrait dans l'encens. L'église
ancienne s'endormait dans un mystère, Crypte où d'obscurs martyrs
reposent en poussière, Salle de manoir féodal:
Nous étions là, dans l'ombre, assis tous deux, les plinthes d'un pilier
nous cachaient; vous aviez des jacynthes, fleur au parfum impérial.
L'odeur des jacynthes vibrait dans l'encens, l'orgue avait des plaintes à
troubler les saintes, l'odeur des jacynthes vibrait dans l'encens.
Un peu de ta main brûlait dans ma main, par nos doigts ardents le
fluide humain passait en nos chairs, noyait nos pensées, et, coeurs
galopants, gorges oppressées, nos désirs prenaient le même chemin.
Ils allaient, dépassant la voûte, vers la rive où jamais le doute en sa
frêle nef n'aborda, mais, ô lamentable déroute! ils se sont querellés en
route et la raison les rencontra.
L'odeur des jacynthes vibrait dans l'encens, l'orgue avait des plaintes à
troubler les saintes, l'odeur des jacynthes vibrait dans l'encens.
Et je songeais: Comment tenir à la tempête Sans ce bras pour
gouvernail; et sans cette tête pour étoile, comment tenir à la tempête
sans elle?
Et je songeais encore: Quel serait mon soleil sans la caresse, et la

splendeur, et le vermeil éclat de ses cheveux, quel serait mon soleil
sans elle?
Il ferait nuit sans la clarté de ses yeux bleus; la pourpre des matins
pâlirait dans mes cieux, plus de midis, sans la clarté de ses yeux bleus,
sans elle.
Avec elle, la vie est un puissant parfum dont l'émanation berce et
ranime l'un et l'autre de mes jours: quel serait leur parfum, sans elle?
Pour elle, il n'est ni mal, ni souffrance, ni deuil qu'on ne porte avec joie,
ayant passé le seuil de sa maison: il n'est que souffrance et que deuil,
sans elle.
Par elle, je veux vivre, et par elle mourir: ma force est le baiser qui me
fait défaillir et me marque au fer chaud, car il faudrait mourir, sans elle.
En elle, j'ai mis tout, jusqu'à mon infini: l'univers est à moi, quand sa
bouche a souri, et Dieu n'est qu'un fantôme, il n'est pas d'infini, sans
elle.
L'odeur des jacynthes vibrait dans l'encens, l'orgue avait des plaintes à
troubler les saintes, l'odeur des jacynthes vibrait dans l'encens.
Un peu de ta main brûlait dans ma main, par nos doigts ardents le
fluide humain passait en nos chairs, noyait nos pensées et coeurs
galopants, gorges oppressées, nos désirs prenaient le même chemin.
Ainsi, chère, ta vie a passé dans la mienne, Plus rien ne demeure en moi
qui ne t'appartienne: Je voudrais le graver en toi, qu'il t'en souvienne,
Ainsi, chère, ma vie a passé dans la tienne.
L'odeur des jacynthes vibrait dans l'encens, l'orgue avait des plaintes à
troubler les saintes, l'odeur des jacynthes vibrait dans l'encens.
1er mai 1887.

VAINS
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