Lettre a Louis XIV | Page 3

François de Salignac de la Mothe Fénelon
et
qui ont été jusqu'ici si passionnés pour vous, meurent de faim. La
culture des terres est presque abandonnée; les villes et la campagne se
dépeuplent; tous les métiers languissent et ne nourrissent plus les
ouvriers. Tout commerce est anéanti. Par conséquent vous avez détruit
la moitié des forces réelles du dedans de votre Etat, pour faire et pour
défendre de vaines conquêtes au dehors. Au lieu de tirer de l'argent de
ce pauvre peuple, il faudrait lui faire l'aumône et le nourrir. La France
entière n'est plus qu'un grand hôpital désolé et sans provision. Les
magistrats sont avilis et épuisés. La noblesse, dont tout le bien est en
décret, ne vit que de lettres d'Etat. Vous êtes importuné de la foule des
gens qui demandent et qui murmurent. C'est vous-même, Sire, qui vous
êtes attiré tous ces embarras; car, tout le royaume ayant été ruiné, vous
avez tout entre vos mains, et personne ne peut plus vivre que de vos
dons. Voilà ce grand royaume si florissant sous un roi qu'on nous

dépeint tous les jours comme les délices du peuple, et qui le serait en
effet si les conseils flatteurs ne l'avaient point empoisonné.
Le peuple même (il faut tout dire), qui vous a tant aimé, qui a eu tant de
confiance en vous, commence à perdre l'amitié, la confiance, et même
le respect. Vos victoires et vos conquêtes ne le réjouissent plus; il est
plein d'aigreur et de désespoir. La sédition s'allume peu à peu de toutes
parts. Ils croient que vous n'avez aucune pitié de leurs maux, que vous
n'aimez que votre autorité et votre gloire. Si le Roi, dit-on, avait un
coeur de père pour son peuple, ne mettrait-il pas plutôt sa gloire à leur
donner du pain, et à les faire respirer après tant de maux, qu'à garder
quelques places de la frontière, qui causent la guerre? Quelle réponse à
cela, Sire? Les émotions populaires, qui étaient inconnues depuis si
longtemps, deviennent fréquentes[3]. Paris même, si près de vous, n'en
est pas exempt. Les magistrats sont contraints de tolérer l'insolence des
mutins, et de faire couler sous main quelque monnaie pour les apaiser;
ainsi on paye ceux qu'il faudrait punir. Vous êtes réduit à la honteuse et
déplorable extrémité, ou de laisser la sédition impunie et de l'accroître
par cette impunité, ou de faire massacrer avec inhumanité des peuples
que vous mettez au désespoir en leur arrachant, par vos impôts pour
cette guerre, le pain qu'ils tâchent de gagner à la sueur de leurs visages.
Mais, pendant qu'ils manquent de pain, vous manquez vous-même
d'argent, et vous ne voulez pas voir l'extrémité où vous êtes réduit.
Parce que vous avez toujours été heureux, vous ne pouvez vous
imaginer que vous cessiez jamais de l'être. Vous craignez d'ouvrir les
yeux; vous craignez d'être réduit à rabattre quelque chose de votre
gloire. Cette gloire, qui endurcit votre coeur, vous est plus chère que la
justice, que votre propre repos, que la conservation de vos peuples, qui
périssent tous les jours de maladies causées par la famine, enfin que
votre salut éternel incompatible avec cette idole de gloire.
Voilà, Sire, l'état où vous êtes. Vous vivez comme ayant un bandeau
fatal sur les yeux; vous vous flattez sur les succès journaliers, qui ne
décident rien, et vous n'envisagez point d'une vue générale le gros des
affaires, qui tombe insensiblement sans ressource. Pendant que vous
prenez, dans un rude combat, le champ de bataille et le canon de

l'ennemi, pendant que vous forcez les places, vous ne songez pas que
vous combattez sur un terrain qui s'enfonce sous vos pieds, et que vous
allez tomber malgré vos victoires.
Tout le monde le voit et personne n'ose vous le faire voir. Vous le
verrez peut-être trop tard. Le vrai courage consiste à ne se point flatter,
et à prendre un parti ferme sur la nécessité. Vous ne prêtez volontiers
l'oreille, Sire, qu'à ceux qui vous flattent de vaines espérances. Les gens
que vous estimez les plus solides sont ceux que vous craignez et que
vous évitez le plus. Il faudrait aller au devant de la vérité, puisque vous
êtes roi, presser les gens de vous la dire sans adoucissement, et
encourager ceux qui sont trop timides. Tout au contraire, vous ne
cherchez qu'à ne point approfondir; mais Dieu saura bien enfin lever le
voile qui vous couvre les yeux, et vous montrer ce que vous évitez de
voir. Il y a longtemps qu'il tient son bras levé sur vous; mais il est lent à
vous frapper, parce qu'il a pitié d'un prince qui a été toute sa vie obsédé
de flatteurs, et parce que, d'ailleurs, vos ennemis sont aussi les siens.
Mais il saura bien séparer sa cause juste d'avec la vôtre, qui ne l'est pas,
et vous humilier pour vous
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