Lettre à lEmpereur Alexandre sur la traite des noirs | Page 7

William Wilberforce

animaux, les employer a ses besoins. On oubliait que le commerce de
chair humaine n'avait pas commence en Afrique ou on eut pu, jusqu'a
un certain point, le considerer comme un resultat naturel de l'apparente
inferiorite des peuples qui habitent ce vaste continent. On oubliait que
des pays devenus depuis le sejour de la civilisation et de la philosophie,
n'etaient anciennement habites que par une population sauvage, nue et
barbare, au sein de laquelle des pirates riches et puissans venaient saisir
et acheter des esclaves. On dira que ces choses avaient lieu avant que la
celeste lumiere du christianisme n'apparut aux yeux des hommes. Mais,
long-temps apres l'ere chretienne, la Grande-Bretagne elle-meme peut
etre citee en preuve de la verite de cette assertion. La Grande-Bretagne
avait fourni des marches d'esclaves, et ces esclaves etaient achetes par
les habitans les plus riches et les plus eclaires de l'Irlande, qui finirent
par abandonner ce commerce comme coupable et inhumain, et comme
devant attirer sur leur pays les chatimens du ciel. L'honneur de cette
abolition de la Traite d'Angleterre, est du, principalement, au zele et
aux vertueux efforts de St. Wolstan. Elle eut lieu en 1171[1]. A
l'epoque ou les modernes abolitionnistes commencerent le cours de
leurs operations contre la Traite des Noirs, cette Traite etait
generalement inconnue et dans sa nature et dans ses effets. Les hommes
d'Etat les plus celebres de la Grande Bretagne, n'avaient pas fait
difficulte, dans des traites solennels, de stipuler, pour leurs concitoyens,

le droit de faire la Traite. Des hommes du caractere le plus honorable,
connus par leur humanite et leurs principes religieux, avaient des
capitaux engages dans ce commerce homicide. Dans de telles
circonstances, faut-il s'etonner que ce ne soit que par degres que les
yeux de la nation britannique ont ete ouverts sur la nature veritable de
ce deplorable commerce? Le mal trouvait, dans son enormite meme, le
moyen et le pretexte de se perpetuer.
[Note 1: Voyez Guillaume de Malmsbury. Livre II. Chapitre 20. Vie de
St. Wolstan, Eveque de Worcester.]
Des hommes estimables, mais dont l'esprit n'etait pas fortement trempe,
ne pouvant croire aux crimes que nous denoncions, nous accusaient
d'exageration. D'autres soutenaient qu'il etait impossible que tant de
cruaute et de sceleratesse eussent ete souffertes par nos ancetres, sans
etre reprimees. Quelques-uns consideraient la Traite comme l'un de ces
maux necessaires et inevitables qui font partie du systeme du monde, et
contre lesquels les hommes ne peuvent rien, pas plus que contre les
eruptions d'un volcan, ou les ravages d'un ouragan. Ces hommes
oubliaient que trop souvent l'empire de l'habitude a denature les
sentimens de l'homme et fait taire sa conscience; ils oubliaient
qu'autrefois l'autorite des sages et des hommes de bien a sanctionne des
crimes que la morale condamne justement aujourd'hui; que, par
exemple, la destruction des enfans nouveau-nes par les auteurs de leurs
jours, crime horrible contre lequel il semblait que la nature eut
suffisamment premuni l'homme, a autrefois prevalu parmi les nations
les plus civilisees du globe. Et cela est si vrai, qu'un historien celebre,
grand admirateur des nations payennes, n'a pu s'empecher d'avouer que
le crime d'exposer les enfans nouveau-nes, etait devenu, une maladie
incurable dans toute l'antiquite.
Enfin, il s'agissait de lever le voile epais qui couvrait, depuis si
long-temps, le continent Africain et les scenes homicides dont il etait le
theatre. Bientot quelques rayons de lumiere commencerent a poindre
sur l'horizon. Le ciel voulut qu'a cette epoque il se trouvat des hommes
qui dirigerent leurs efforts et leurs recherches vers ce grand objet. Mais,
les travaux de ces hommes promettaient, dans l'origine, si peu de
resultats, que, lors des premieres enquetes faites par les abolitionnistes,
les marchands d'esclaves interesses a prolonger L'ignorance generale,
vinrent eux-memes apporter leur tribut de lumieres, et faire connaitre ce

qu'ils savaient. Cependant, leurs interets menaces sonnerent bientot
l'alarme. Des-lors, ils s'efforcerent d'intercepter la verite et d'entraver la
marche des enquetes. Mais le trait de lumiere qu'on avait vu briller,
avait suffi pour eclairer les yeux, et avait revele au public epouvante,
des horreurs qu'on n'avait jamais soupconnees. Je n'oublierai jamais
l'impression que produisit sur tous les esprits humains et genereux la
premiere exposition de tant de forfaits. Supposez un demon effroyable
et horrible, ayant reussi a se revetir, pour quelque temps, d'une forme
humaine, et a se meler, parmi les hommes, et qui, touche tout-a-coup
par la baguette d'un genie, est rendu a sa laideur primitive et a ses
hideuses formes: telle parut la Traite des Noirs a tous ceux que leurs
prejuges n'empecherent pas de reconnaitre son veritable caractere. A
son premier aspect, elle souleva une execration generale. Mais cet arbre
funeste avait des racines trop profondes, il avait etendu trop loin dans le
sol ses innombrables fibres, pour etre deracine subitement par le souffle
redoutable de l'indignation publique. On a
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