Les vivants et les morts | Page 5

Anna de Noailles
m'assiège??Lourde comme l'Asie et ses palais de rois,?Je suis pleine de force et de douleur pour toi!
JE ME DEFENDS DE TOI...
Je me défends de toi chaque fois que je veille,?J'interdis à mon vif regard, à mon oreille,?De visiter avec leur tumulte empressé?Ce coeur désordonné où tes yeux sont fixés.?J'erre hors de moi-même en négligeant la place?Où ton clair souvenir m'exalte et me terrasse.?Je refuse à ma vie un baume essentiel.?Je peux, pendant le jour, ne pas go?ter au miel?Que ton rire et ta voix ont laissé dans mon ame,?Où la plaintive faim brusquement me réclame...?--Mais la nuit je n'ai pas de force contre toi,?Mon sommeil est ouvert, sans portes et sans toit.?Tu m'envahis ainsi que le vent prend la plaine.?Tu viens par mon regard, ma bouche, mon haleine?Par tout l'intérieur et par tout le dehors.?Tu entres sans débats dans mon esprit qui dort.?Comme Ulysse, pieds nus, débarquait sur la grève;?Et nous sommes tout seuls, enfermés dans mon rêve.?Nous avan?ons furtifs, confiants, hasardeux,?Dans un monde infini où l'on ne tient que deux.?Un mur prudent et fort nous sépare des hommes,?Rien d'humain ne pénètre aux doux lieux où nous sommes.?Les bonheurs, les malheurs n'ont plus de sens pour nous;?Je recherche la mort en pressant tes genoux,?Tant mon amour a hate et soif d'un sort extrême,?Et tu n'existes plus pour mon coeur, tant je t'aime!?Mon vertige est scellé sur nous comme un tombeau.?--Ce terrible moment est si br?lant, si beau,?Que lorsque lentement l'aube teint ma fenêtre,?C'est en me réveillant que je crois cesser d'être...
LA DOULEUR
?Lion, supporte avec courage ton sort intolérable!? HERODOTE.
Quand la douleur est vaste, ardente, sans mélange,?Quand elle aveugle ainsi qu'un ténébreux soleil,?Elle est dans l'eau qu'on boit et dans le pain qu'on mange,
Et dans les rideaux du sommeil!
Comme l'odeur du sel sur les routes marines,?Comme les chauds parfums de Corse ou d'Orient,?Elle emplit le poumon, étourdit la narine,
Et griffe ainsi qu'un diamant!
Les arceaux de l'azur, le fier tranchant des cimes,?La longueur des cités et leurs hauts monuments,?Ne sont qu'une eau rampante et qu'un grisatre ab?me
Auprès de son envolement!
--Douleur qui me comblez, chantez, voix infinie!?Attachez à mon cou vos froids colliers de fer;?Qu'importent l'esclavage et la dure agonie,
Je vois les mondes entr'ouverts!
J'ai vu l'immensité moins vaste que mon être;?L'espace est un noyau que mon coeur contenait;?Je sais ce qu'est avoir, je sais ce qu'est conna?tre,
J'englobe ce qui meurt et na?t!
L'ange qui fit rêver Jésus sur la montagne,?Qui lui montra le monde et tenta son esprit,?M'a, dans les calmes soirs des verdatres campagnes,
Tout soupiré et tout appris!
Serai-je désormais l'ermite magnanime?Qui vit de son secret, par-delà les humains??Pourrai-je conserver, dédaigneuse victime,
La solitude de mes mains?
Pourrai-je, quand résonne, ? Printemps, ta cadence,?Ivre du seul orgueil et des seules pitiés,?Ecouter la secrète et chaste confidence
Qui va des soleils à mes pieds?
O Douleur! je comprends, arrêtez vos batailles:?Au travers de mes pleurs j'entrevois vos projets;?Un chaud pressentiment m'éblouit et m'assaille;
C'est dans ce feu que je plongeais!
Je sais,--moi qui vous tiens, vous respire, vous touche,?Moi qui vis contre vous et qui bois votre vin?Dans un dur gobelet collé contre ma bouche,--
Quel est votre dessein divin;
Vous préparez la vie avec vos sombres armes,?Le corps que vous brisez rêve d'éternité,?Hélas! les purs sanglots, les tremblements, les larmes
Aspirent à la volupté!
SEIGNEUR, POURQUOI L'AMOUR...
Seigneur, pourquoi l'amour et son divin supplice?Sont-ils, entre deux coeurs noblement rapprochés,?Comme un glaive qui rend une inique justice,?Et qui toujours chatie un mystique péché?
Tour à tour l'un des deux est votre humble victime,?Il doute, il est br?lant, bondissant, abattu;?Les regards hébétés il mesure l'ab?me?Où le buisson ardent parlait, et puis s'est tu...
--Mon Dieu, dans ces amours, la douleur est si forte?Que, malgré le courage, on ne peut pas vouloir?être celui des deux qui chancelle, et qui porte?Tout le poids d'un si lourd et cuisant désespoir;
Faut-il que l'un des deux seulement reste libre,?Que tour à tour l'on ait le calme ou le désir,?Et que l'amour ne soit que l'instable équilibre?D'être celui des deux qui ne va pas mourir?
Faut-il que l'un des deux brusquement se repose?Dans le bonheur amer et puissant d'aimer moins,?Et d'être, à la faveur de cette froide pause,?Non plus le combattant vaincu, mais le témoin;
D'être celui des deux qui n'est pas l'humble esclave?Dont on voit panteler la muette terreur,?Et dont les yeux, pareils à des torrents de lave,?Font un don infini de soupirs et de pleurs.
--On a besoin parfois de la douleur de l'autre,?De ses bras suppliants, de son front inquiet?Penché comme celui du plus doux des ap?tres?Sur son céleste ami, qui songe et qui se tait.
On a besoin de voir sourdre au bord de la vie?Cet ineffable sang des larmes de cristal,?Offrande qui toujours répond à notre envie?D'épier la douleur et son puissant signal;
--Et moi, qui me revêts de vos graces précoces,?Comme un br?lant frelon dans un lis engouffré,?Cher être par qui j'ai, plus qu'à mon tour, pleuré,?Pourrai-je pardonner à mon ame féroce?La paix qui
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