Les tendres ménages | Page 2

Paul Jean Toulet
prochaines dignités.
--Je n'aime pas le dessert, dit Sylvère. Et pour un peu, maman, vous chercheriez à faire croire que je grimpe encore aux arbres.
--Comment, dit Mariolles, en s'inclinant, vous ne grimpez plus aux arbres, Mademoiselle: vous êtes un trésor.
--Flatteur, fait Mme de Ribes.
Mais Sylvère rabat ses cils recourbés sur ses yeux couleur de mare, et sans doute s'admire aussi tout bas. Car elle sait combien cela co?te de ne plus monter de branche en branche comme jadis, au fond du parc, sa jupe entre les jambes; et comme c'est amusant de se balancer à califourchon sur une flexible ramure, ou parfois, si l'on aper?oit au loin sa mère qui passe, de l'épouvanter par un appel aérien.
Entre tant M. de Ribes est rentré, lui aussi, tout fumant encore contre ses conseillers municipaux qui cherchent noise aux Soeurs du village (?Je leur ficherai ma démission?, crie-t-il); puis ses deux fils, gros gar?ons frais émoulus l'un du collège, l'autre de la caserne, et qui s'acharnent à bloquer Mariolles dans des coins pour lui parler de petites femmes: il les trouve odieux. Aussi bien le sont-ils, de toute leur plantureuse jeunesse.
Et puis, comme il faut faire quelque chose:
--Si on allait jusqu'au Gave, propose quelqu'un.
C'est la promenade classique du cru. A travers l'étroite vallée, quadrillée de menus champs, on s'y rend entre des haies d'églantine et de sureau, sur un sol noir comme un chemin d'égypte, jusqu'au bac qui remplace le pont suspendu emporté récemment par une crue du Gave. Et M. de Ribes explique, mais non point pour la première fois, comment ce fut la faute des ingénieurs, et des ingénieux travaux dont ils ont voulu mettre les cultures à l'abri de l'inondation.
Cependant de lents paysans, au geste circonspect, reviennent vers le village en poussant du bétail devant eux. Ils ont les pommettes saillantes, une bouche narquoise rasée de près, l'oeil paisible à la fois et astucieux. Parfois c'est un essieu qui crie. On voit pesamment approcher le char, tout noir sur le ciel de nacre. L'homme s'y tient debout, aiguillonnant ses boeufs, et chante une chanson vieille, lente, triste, qu'il interrompt pour saluer.
--Adichats, moussu No?l, et la compagnie.
Et voici le Gave. Sous le soir nuancé, il court rapide et lumineux entre les hautes berges. On voit se détacher le bac de l'autre rive, pareil à une découpure noire. Un groupe immobile et précis de bêtes, d'outils, de gens l'occupe, qu'animent seuls les bras du passeur hissant sur sa corde, tandis que, par à-coups, se fait entendre le roulement menu de la poulie sur le cable.
--La soirée est douce, dit Sylvère. Pourquoi ne passerions-nous pas l'eau?
Mais Mme de Ribes objecte qu'il se fait tard, et son mari non plus ne para?t pas insensible à l'idée de d?ner, en sorte qu'on se décide à rentrer au chateau. Cependant les deux chiens de montagne, que l'on fait d'ordinaire traverser à la nage, sont descendus au bord de l'eau qu'ils flairent avec convoitise.
--Ici, Tom. Ici, Djaly!
Et l'on s'en va. La nuit maintenant est presque tout à fait tombée: chacun semble en devenir plus grave. Les deux jeunes gens eux-mêmes sentent l'heure bleue filtrer obscurément jusqu'à leur coeur, et le plus agé, celui qui sort de la caserne, prononce péremptoirement.
--Il fait mucre.
Comme il a coutume d'appliquer indifféremment cette épithète à tous les ciels, serait-ce Aden ou les deux P?les, sa famille a, depuis longtemps, cessé d'en rechercher le sens. Personne ne répond. Sylvère et son fiancé se sont attardés un peu en arrière. Par moments l'oreille maternelle de Mme de Ribes distingue la voix de la jeune fille.
--Quand nous serons mariés... lui entend-elle dire.
C'est ainsi que, par un trop doux matin d'automne, Sylvère (épouse Mariolles) s'est réveillée toute seule dans un lit vaste, orné de dentelles, et d'ailleurs fripé. Sa tête est, comme un pavot sec, pleine d'une poussière de sommeil. Elle réfléchit, un bras nu replié sous sa nuque, à diverses circonstances de la veille et de la nuit. Ils étaient arrivés à Hargou?t par une fin de coucher de soleil verte et rosé, délicieuse. Au moment où la voiture s'était arrêtée devant la grande porte, que surmonte un écusson martelé aux mauvais jours, les paons avaient crié dans les cèdres, et Pierre, le jardinier, était accouru avec une lanterne pour éclairer l'écurie. Puis c'était Ursule, sa vieille bonne d'autrefois, qui était venue l'aider à descendre, et l'embrasser en pleurant, quoiqu'il n'y e?t pas à cette douleur de raisons bien apparentes. Et puis on avait soupe un peu, car Sylvère était de cette bonne race de campagnardes que les émotions creusent. Et puis, et puis......
A ce moment on frappe, et un monsieur à pantalon de soie ample et camisole entre de l'air le plus naturel du monde. Sylvère n'a pas eu assez de lumière encore, ou de loisir, pour prêter attention à ce galant déshabillé, et elle
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