Joseph oubliait deux ou trois fois par semaine, au moins, de leur donner à d?ner ou à déjeuner. D'un autre c?té, il les avait tant et tant menacés de les faire mettre en prison s'ils touchaient à l'argent de leur recette, qu'ils n'osaient en distraire un sou pour acheter du pain. Cependant, guidés par un sentiment de délicatesse instinctive, ils mettaient beaucoup de discrétion dans leur conduite et ne venaient trouver le brave homme qu'à la dernière extrémité.
Ils se dirigèrent donc vers la rue Saint-André-des-Arts, comme je vous ai dit; mais hélas! un immense désappointement les y attendait: le père Antoine n'était plus dans son échoppe. Ce qu'ils ressentirent en présence de ce nouveau malheur est impossible à exprimer. Ils n'en pouvaient croire ce qu'ils voyaient, et restaient là sans bouger, tout droits sur leurs jambes et les yeux fixés sur cette pauvre petite place où se tenait jadis leur Providence. Les pauvres innocents! ils ne savaient point que, contrairement aux hirondelles, les marchands de marrons émigrent dès les premiers beaux jours. Eux qui vivaient dans la rue, et devaient, malgré leur jeune age, y faire tant d'observations, ils n'avaient point remarqué cela.
Le premier moment de stupeur passé, ils fondirent en larmes. C'était navrant de les voir comme cela, rangés c?te à c?te sur le trottoir qu'ils encombraient!
Balthasar, assis entre eux deux, fixait alternativement sur l'un et sur l'autre des yeux si profondément attristés, qu'on e?t dit qu'il pleurait lui-même. Mais personne ne faisait attention à tant de désespoir; c'était dimanche, comme vous savez; les bonnes gens pressés de se rendre à la promenade ou de jouir de leur liberté, allaient et venaient sans s'occuper les uns des autres. César et Aimée étaient là se désespérant depuis un grand quart d'heure, lorsque le timbre d'une voix bien connue vint frapper leur oreille; ils s'avancèrent et virent alors chez le marchand de vin le père Antoine endimanché qui, un énorme morceau de pain à la main, déjeunait de bon appétit, debout près du comptoir, en causant avec la marchande. Lui, tout d'abord, ne les vit pas. Quant à eux, un peu calmés à la vue inespérée du brave homme, mais tout intimidés par les beaux habits dont il était revêtu, ils n'osaient lever les yeux sur lui et se contentaient de le regarder en dessous. Antoine avait fait cette superbe toilette parce qu'il se disposait à partir; comme il était fier, il ne voulait pas en voyage être pris pour un paresseux, un vaurien ou un homme sans ordre qui ne sait pas économiser quelque argent pour se vêtir honorablement. Mais mes amis, qui ignoraient tout cela, ne parvenaient point à s'expliquer cette belle veste et ce beau pantalon de velours, et ces rustiques souliers auxquels le cordonnier avait prodigué les clous, et cet ample chapeau de feutre au lieu du bonnet des jours ordinaires. Cela ne dura pas longtemps ainsi, parce que Balthasar, qui voyait sans doute ce qui se passait dans l'esprit de ses jeunes ma?tres, se mit à japper bruyamment et, tout de suite, le père Antoine se retourna pour voir ce que c'était.
?A la bonne heure! s'écria-t-il en apercevant les deux enfants. Je me disais bien que je ne pouvais quitter Paris et faire un bon voyage sans avoir, auparavant, embrassé ces deux petites créatures-là!?
Il les fit entrer et partagea bravement son pain avec eux.
?Bon! fit-il, en répondant aux regards surpris de la marchande, j'en avais quatre fois trop.... N'est-il pas honteux qu'un seul homme engloutisse à son repas ce qui peut suffire à trois personnes??
Puis s'adressant aux enfants:
??à, mes petits, leur dit-il avec bonhomie, nous allons nous séparer, mais pas pour toujours. S'il pla?t à Dieu, je reviendrai encore dans six mois par ici vendre des marrons aux Parisiens. Mais, pour le moment, la saison est close, et il me faut retourner au pays.... A l'été, moi, je suis comme les grands seigneurs, et ne saurais vivre autre part que dans les champs, avec nos bêtes et les oiseaux du bon Dieu. Que voulez-vous? je ne suis pas subtil de mes dix doigts; et Paris, où tant d'autres gagnent des cents et des mille, ne m'offre que la ressource de balayer ses ordures. Merci! Je suis trop délicat pour accepter.... J'aime un million de fois mieux sarcler nos champs ou faner au soleil l'herbe de nos prairies, dont la bonne odeur, quand vient le soir, nous console des fatigues du jour.?
Mes amis le regardaient avec admiration; jamais encore ils n'avaient entendu si bien parler et dire de si belles choses.
?Mais je m'aper?ois, reprit le père Antoine, que la joie me rend bavard et égo?ste.... C'est que vraiment on ne peut se défendre d'être heureux à l'idée qu'on va revoir son vieux clocher; puis sa petite maison, un trou, une cabane.... Dame! au point de vue de
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