Les petits vagabonds | Page 4

Jeanne Marcel
que cela! Quant à Aimée, un magnifique bébé qu'elle voyait depuis longtemps à l'étalage d'un marchand de jouets du boulevard et qui avait des dents et des cheveux pour de vrai, fermait les yeux pour dormir et les ouvrait en s'éveillant, demandait à manger lorsqu'il avait faim et même lorsqu'il n'avait pas faim, appelait son papa et sa maman selon qu'il lui plaisait de voir l'un ou l'autre, enfin un bébé charmant qui souriait sans partialité à toutes les petites filles et leur envoyait des baisers à travers la vitrine où il était exposé, suffisait à son bonheur. César la trouvait bien raisonnable. Mais quelque riche qu'on soit, il faut, si l'on veut être réellement heureux, savoir borner ses désirs.
Ils en étaient là lorsque des pas inégaux se firent entendre dans l'escalier; presque aussit?t la porte s'ouvrit avec fracas et Joseph entra suivi de Balthasar. César cacha prudemment sa pièce d'or dans la doublure de sa veste. C'était un misérable que Joseph, et un misérable de toutes les fa?ons; paresseux, ivrogne, méchant, voleur, il avait tous les vices. Les enfants le craignaient et le détestaient, parce que pour un oui, pour un non, il les battait comme platre, selon l'expression des voisins, qui plus d'une fois étaient venus les arracher à sa fureur. Balthasar, de son c?té, lui témoignait beaucoup de froideur et ne lui obéissait qu'en rechignant.
?Ah! vous voilà, vous autres, dit-il en découvrant mes amis dans un coin de la chambre. La journée a d? être bonne par un temps comme cela. Donnez-moi votre argent.?
Par malheur les pauvres petits, comme vous savez, avaient perdu une partie de l'après-midi à regarder jouer les enfants et à chercher la dame à la pièce d'or, et au lieu de deux francs que Joseph leur avait fixés comme minimum de recette, ils ne rapportaient que trente sous. Il allait se mettre en colère lorsque tout à coup il vit briller quelque chose sur la poitrine de César. L'enfant ignorait que le dessus de son habit, aussi clair que du canevas, permettait de voir la malheureuse pièce de vingt francs qu'il avait cru si bien cacher.
Joseph était muet de surprise.
?Une pièce d'or! s'écria-t-il enfin. Comment César, tu as de l'or!... et tu ne le dis pas tout de suite!... Voyons, donne-moi ?a, mon gar?on?
--Ce n'est pas à moi, dit César stupéfait.
--Aurais-tu la prétention de la garder?
--Je te dis qu'elle ne m'appartient pas; on me l'a donnée pour un sou; je le crois du moins.
--C'est trop fort!... Es-tu donc devenu tout à fait imbécile? Si on te l'a donnée, elle est à toi.
--Non, te dis-je....
--Allons! allons, pas tant de raisons. Si elle n'est pas à toi, elle est à moi, j'en fais mon affaire.?
Et Joseph se jeta brutalement sur le pauvre César qui, appuyé par Aimée et Balthasar, lui opposa d'abord une certaine résistance. Mais il n'est pas difficile à un homme de venir à bout de deux enfants de cet age. Bient?t Joseph put s'emparer de la pièce de vingt francs, et il s'enfuit laissant César et Aimée étendus deci delà comme des choses inertes sur le plancher de la chambre. Certes ils étaient durs à la souffrance, leur tuteur les y avait habitués, mais jamais encore il ne les avait traités de la sorte et ils pensaient bien que cette fois, ils n'en reviendraient pas.
Heureusement c'était une erreur, et vers le matin, comme le jour commen?ait à poindre, ils reprirent un peu courage et se tra?nèrent sur leurs petits lits où un sommeil profond et bienfaisant ne tarda pas à s'emparer d'eux. Vous pensez bien qu'après une telle scène ils ne furent pas bercés par des rêves positivement enchanteurs, mais enfin leurs traits contractés par la terreur se détendirent un peu, et Dieu leur fit la grace de se reposer jusque longtemps après le lever du soleil.

CHAPITRE III.
Ce que pense le père Antoine sur la manière dont on doit gagner sa vie.
Ce jour-ci était un dimanche, le beau dimanche de Paques, si j'ai bonne mémoire; c'était fête partout, excepté dans le coeur de mes amis, lesquels, tristement assis sur le carreau de leur chambre, songeaient à leur misérable destinée, lorsque par la fenêtre--un chassis en tabatière--que Joseph avait oublié de fermer le soir précédent, ils remarquèrent que le ciel était pur et virent, pour la première fois cette année-là, des hirondelles aller et venir tout affairées sur les toits. Cela leur fit pronostiquer qu'on était enfin débarrassé des frimats et que la belle saison était définitivement arrivée. Ce leur fut une douce consolation, et bient?t l'espoir vint sécher leurs larmes et leur montrer l'avenir sous un aspect plus heureux. Ils se vêtirent, c'est-à-dire qu'ils rajustèrent tant bien que mal leurs habits sur leurs épaules, puis, après s'être consultés, décidèrent qu'ils sortiraient comme les autres jours, bien que Joseph n'e?t point préparé leur
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