Les petits vagabonds | Page 9

Jeanne Marcel

--Le beau temps va les disposer en notre faveur et leur faire délier les
cordons de leurs bourses.
[Illustration: «Si vous ne partez pas, je vous tire les oreilles!».]
--Laisse-moi donc tranquille!... Elles vont rester là des heures à causer,
à secouer leurs jupes, à encombrer le portail de telle façon que les
bonnes gens qui nous assistent les autres dimanches ne nous verront
seulement pas.
--C'est pas tout ça!... Il y a déjà cent fois que je te le dis et te le répète,
ce sont les quêteuses de l'intérieur qui nous font du tort.

--On en fourre partout, c'est vrai,... et des enjôleuses!... Faut les
entendre dire avec leur petite voix flûtée, «Pour les pauvres!...» On
croirait qu'il s'agit de leurs propres intérêts, parole d'honneur! Avec tout
ça, les sous qu'on leur donne ne tombent point dans nos gobelets.
--C'est une injustice, une indignité!...
--Je le sais aussi bien que toi....
--Ça devrait être défendu!...
--Quand tu me chanteras toujours la même histoire!... Est-ce que j'y
peux quelque chose, moi?
--Que veux-tu? on dit ce qu'on pense.
--Oui, mais c'est aux oreilles de M. le curé qu'il faudrait corner ça.»
En ce moment passait une dame; la mendiante secoua son gobelet.
«Combien t'a-t-elle donné? demanda l'homme.
--Deux centimes!... tout cela!
--Elle fait ce qu'elle peut, c'te femme.
--Parbleu! c'est gênée....
--Tous les dimanches tu as son offrande.
--Elle est jolie, l'offrande.... Ça dépense trop pour sa toilette. Quand on
n'a pas le moyen de donner plus de deux centimes, on ne porte pas de
robes de soie.
--Qu'est ce que ça te fait?
--A moi? Rien; je m'en moque.... Mais ça vous révolte de voir ces
choses-là.»

Il sortait un monsieur qui donnait le bras à une charmante jeune fille.
La mendiante s'enfonçant sous sa capeline et mettant ses poignets en
évidence, prit un air piteux et dit d'une voix larmoyante:
«Ayez pitié d'une pauvre femme qui ne peut se servir de ses mains; et
d'un pauvre homme que le feu du ciel a rendu aveugle!»
A votre âge, mes petits lecteurs, on doit sympathiser avec toutes les
infortunes; pour rien au monde, je ne voudrais vous froisser dans vos
sentiments de charité, ou vous mettre en garde contre la sensibilité si
naturelle de votre coeur d'enfant. C'est pourquoi je vous prie
instamment de ne pas juger des malheureux qui vous tendront une main
suppliante d'après les êtres indignes d'intérêt qu'à mon grand regret, je
viens de vous présenter. Du reste, les enfants qui voudraient que leur
pitié ne fût pas surprise quelquefois, devraient se résigner à ne jamais
faire l'aumône, ce qui serait triste pour eux et cruel pour les pauvres.
Donnez donc votre sou. Si par hasard un doute vous traversait l'esprit,
dites-vous qu'il vaut mieux se tromper dix fois que de laisser un seul
instant une misère vraie sans être secourue. Encore un mot: parmi les
misérables, il en est qui sont jeunes et auxquels l'avenir promet de
nombreuses années. A ceux-là, il ne suffit pas de donner votre sou; il
faut encore les aider à sortir de la misère. C'est difficile. Cependant on
y réussit quelquefois en s'adressant à leur intelligence, en leur indiquant
les ressources qu'ils peuvent trouver en eux-mêmes; en leur inspirant de
la confiance en Dieu et en leur destinée. Et, croyez-moi, vous aurez
plus de mérite à cela qu'à les combler d'aumônes jusqu'à la fin de leurs
jours.
Le monsieur et la jeune demoiselle qui sortaient de l'église laissèrent
tomber quelque menue monnaie dans le gobelet de l'aveugle et dans
celui de sa compagne; puis, mes amis, avec leur mine à la fois craintive
et sauvage, attirèrent l'attention de la jeune fille.
«Et ces pauvres enfants, mon père, dit-elle, ne leur donnerez-vous rien?
Voyez comme ils ont l'air timide!»
Le monsieur donna cinquante centimes à César, qui, au lieu de dire
merci! se prit à rougir. L'enfant avait encore toutes fraîches dans l'esprit

les paroles du père Antoine.
«Ah! çà, vous autres, s'écria la mendiante lorsque le monsieur et la
jeune fille se furent éloignés, allez-vous bientôt partir, avec votre air
timide?
--Nous sommes venus pour la messe, dit Aimée, et non pour vous faire
du tort.
--Il y paraît!... Pour la messe!... Vous l'entendez d'ici, la messe, n'est-ce
pas?... Allons, allons, quittez la place tout de suite, et faites en sorte
qu'on ne vous revoie plus,... ou bien vous aurez de mes nouvelles.»
Ce disant, elle s'était levée. Mes amis, effrayés, se sauvèrent en
emportant le regret de n'avoir pu pénétrer dans l'église et prier Dieu
pour l'enfant de la dame à la pièce d'or.

CHAPITRE V.
Fuite de mes amis.
Ils marchèrent longtemps à l'aventure et par des chemins qu'ils ne
connaissaient pas. C'était Balthasar qui les conduisait.... Enfin ils se
trouvèrent dans la campagne. Alors, effrayés de leur audace
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