Les petits vagabonds | Page 8

Jeanne Marcel
tirer de l'argent; mais si vous m'en croyez,
c'est autrement que vous chercherez à gagner votre vie. Le métier que
vous faites là, voyez-vous, c'est un métier de mendiants.
--D'ordinaire, Balthasar ne nous suit pas; ce n'est pas avec nous qu'il
travaille, mais avec Joseph.
--Qui ça, Joseph?
--Notre tuteur ... Notre métier, à nous, c'est de vendre des fleurs dans la
rue....
--Oui, oui, je sais. Mais ce n'est pas encore là ce qu'il faudrait faire....
Écoute, César, à ton âge, j'allais aux champs garder les chèvres et les
moutons de nos voisins. J'y gagnais mon pain quotidien et cent sols par
mois. C'était peu, mais j'en faisais assez. Avec cela, tu penses, je n'avais
pas souvent des culottes neuves, et comme ma belle-mère,--j'avais une
belle-mère, moi,--ne me raccommodait jamais les vieilles, il n'y avait
pas de danger qu'on me prît pour un fils de millionnaire. Mais des
vêtements déchirés, c'était la moindre des choses et j'allais avec cela
comme à vide. Seulement, mon petit, ici s'arrêtait mon insouciance;
quoique bien jeune, j'aurais eu honte de mendier. Au pays, on regarde
cela comme un déshonneur, et on a raison; car un coeur bien placé ne
se résigne pas aisément à vivre aux dépens d'autrui.... Oh! quand on ne
peut pas faire autrement, quand on est infirme, je ne dis pas....
N'importe, c'est toujours un malheur!... Mais pour un homme
solidement établi et qui possède ses membres au grand complet,... c'est

le dernier des derniers; on ne peut descendre plus bas,... à mon sens, du
moins. Ce que j'en dis n'est pas pour moi,--il ne m'appartient pas de me
proposer en exemple,... je ne serais d'ailleurs qu'un triste modèle à
imiter, car je n'ai point fait fortune,--mais pour vous, qu'il me peine de
voir traîner une si misérable existence. Je sais bien, mon Dieu, que mes
paroles sont inutiles pour le moment;... à votre âge, on ne peut rien par
soi-même, et votre tuteur ne me paraît pas homme à écouter mes
raisons.... N'importe, je suis d'avis qu'on fait bien, lorsque l'occasion
s'en présente, de laisser tomber quelque semence dans une terre fertile
peut-être, quoique mal préparée, et qui sans cela pourrait demeurer à
jamais improductive. La bonne saison venue, Dieu aidant, il lèvera
toujours quelques touffes de bon grain, et c'est autant de gagné.... Mais
nous reparlerons de cela dans six mois. En attendant, priez Dieu pour
qu'il ne vous abandonne pas, et tâchez de conserver les bonnes qualités
qu'il vous a données.»
Ce disant, le brave homme boucla sa valise et la mit sur son dos comme
un sac de soldat; puis, ayant embrassé les deux enfants, il prit dans un
coin de la boutique son bâton de voyage et partit en faisant résonner sur
le pavé les nombreux clous de ses souliers. Nos amis, et Balthasar avec
eux, debout sur le seuil, le regardaient tristement s'éloigner; mais au
détour d'une rue, il disparut, et tous trois se retrouvèrent cette fois
réellement seuls et abandonnés.

CHAPITRE IV.
César et Aimée devant l'église Saint-Séverin.
Le père Antoine leur avait dit de prier Dieu; c'était la deuxième fois
depuis deux jours que la même recommandation leur était faite, et cela
les préoccupait beaucoup, parce qu'ils ne savaient pas prier. Pourtant,
après s'être consultés ils prirent congé de la marchande de vin, qui
s'était montrée bonne pour eux, et se rendirent à l'église Saint-Séverin.
Mais retenus par une extrême timidité, ils s'arrêtèrent devant le portail,
et là, le visage collé sur les barreaux de la grille, regardèrent en silence
les fidèles qui entraient et sortaient, leur livre de messe à la main; puis

un mendiant assis sur un escabeau près de la porte, et une mendiante, sa
femme sans doute, qui se tenait sur un autre escabeau. L'homme était
aveugle,... d'après un écriteau qu'il portait sur la poitrine, mais nous
n'oserions affirmer qu'il le fût réellement. La femme avait les poignets
retournés; ce qui ne l'empêchait point de secouer avec une persistance
effrontée, sous le nez des gens qui passaient devant elle, un large
gobelet d'étain dans lequel deux ou trois gros sous faisaient un tapage
agaçant. L'homme gardait une immobilité de statue.
Nos amis étaient là depuis quelques minutes, lorsque leur extérieur
misérable excita la compassion de deux dames, lesquelles glissèrent
dans la main d'Aimée une légère aumône.
«Qu'est-ce que c'est, demanda l'homme en se détournant, on nous fait
de la concurrence?
--Si vous ne partez pas, ajouta la femme aux poignets retournés, je vous
tire les oreilles! Qui est-ce qui vous a donné la permission de vous
planter là et de recevoir les aumônes qui nous sont destinées?... Ça ne
va pourtant pas déjà si bien, ajouta-t-elle en regardant son compagnon.
--Attendons la sortie de la grand'messe; toutes les dames du quartier y
sont entrées.
--Peuh! qu'est-ce que tout cela?
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