Les petits vagabonds | Page 6

Jeanne Marcel
bientôt
dans leur chemin et même de les reconduire, s'ils craignaient encore de
se perdre. Mais, tout en approchant leurs petites mains du fourneau, le
bonhomme découvrit qu'ils étaient dans un grand état de faiblesse et
qu'ils avaient encore plus besoin de nourriture que de bonnes paroles.
Pauvre lui-même, il fit ce qu'il put et les réconforta de son mieux avec
le reste de son déjeuner. Puis, en les quittant, il leur fit promettre, si un
tel accident se renouvelait, de venir le trouver tout droit et sans
hésitation. Je ne vous surprendrai sans doute pas beaucoup, mes petits
lecteurs, en vous disant qu'ils auraient pu se rendre souvent à
l'invitation du père Antoine. Joseph oubliait deux ou trois fois par
semaine, au moins, de leur donner à dîner ou à déjeuner. D'un autre
côté, il les avait tant et tant menacés de les faire mettre en prison s'ils
touchaient à l'argent de leur recette, qu'ils n'osaient en distraire un sou
pour acheter du pain. Cependant, guidés par un sentiment de délicatesse
instinctive, ils mettaient beaucoup de discrétion dans leur conduite et
ne venaient trouver le brave homme qu'à la dernière extrémité.
Ils se dirigèrent donc vers la rue Saint-André-des-Arts, comme je vous
ai dit; mais hélas! un immense désappointement les y attendait: le père
Antoine n'était plus dans son échoppe. Ce qu'ils ressentirent en
présence de ce nouveau malheur est impossible à exprimer. Ils n'en
pouvaient croire ce qu'ils voyaient, et restaient là sans bouger, tout
droits sur leurs jambes et les yeux fixés sur cette pauvre petite place où
se tenait jadis leur Providence. Les pauvres innocents! ils ne savaient
point que, contrairement aux hirondelles, les marchands de marrons
émigrent dès les premiers beaux jours. Eux qui vivaient dans la rue, et
devaient, malgré leur jeune âge, y faire tant d'observations, ils n'avaient
point remarqué cela.
Le premier moment de stupeur passé, ils fondirent en larmes. C'était
navrant de les voir comme cela, rangés côte à côte sur le trottoir qu'ils
encombraient!
Balthasar, assis entre eux deux, fixait alternativement sur l'un et sur
l'autre des yeux si profondément attristés, qu'on eût dit qu'il pleurait
lui-même. Mais personne ne faisait attention à tant de désespoir; c'était

dimanche, comme vous savez; les bonnes gens pressés de se rendre à la
promenade ou de jouir de leur liberté, allaient et venaient sans
s'occuper les uns des autres. César et Aimée étaient là se désespérant
depuis un grand quart d'heure, lorsque le timbre d'une voix bien connue
vint frapper leur oreille; ils s'avancèrent et virent alors chez le
marchand de vin le père Antoine endimanché qui, un énorme morceau
de pain à la main, déjeunait de bon appétit, debout près du comptoir, en
causant avec la marchande. Lui, tout d'abord, ne les vit pas. Quant à
eux, un peu calmés à la vue inespérée du brave homme, mais tout
intimidés par les beaux habits dont il était revêtu, ils n'osaient lever les
yeux sur lui et se contentaient de le regarder en dessous. Antoine avait
fait cette superbe toilette parce qu'il se disposait à partir; comme il était
fier, il ne voulait pas en voyage être pris pour un paresseux, un vaurien
ou un homme sans ordre qui ne sait pas économiser quelque argent
pour se vêtir honorablement. Mais mes amis, qui ignoraient tout cela,
ne parvenaient point à s'expliquer cette belle veste et ce beau pantalon
de velours, et ces rustiques souliers auxquels le cordonnier avait
prodigué les clous, et cet ample chapeau de feutre au lieu du bonnet des
jours ordinaires. Cela ne dura pas longtemps ainsi, parce que Balthasar,
qui voyait sans doute ce qui se passait dans l'esprit de ses jeunes
maîtres, se mit à japper bruyamment et, tout de suite, le père Antoine se
retourna pour voir ce que c'était.
«A la bonne heure! s'écria-t-il en apercevant les deux enfants. Je me
disais bien que je ne pouvais quitter Paris et faire un bon voyage sans
avoir, auparavant, embrassé ces deux petites créatures-là!»
Il les fit entrer et partagea bravement son pain avec eux.
«Bon! fit-il, en répondant aux regards surpris de la marchande, j'en
avais quatre fois trop.... N'est-il pas honteux qu'un seul homme
engloutisse à son repas ce qui peut suffire à trois personnes?»
Puis s'adressant aux enfants:
«Çà, mes petits, leur dit-il avec bonhomie, nous allons nous séparer,
mais pas pour toujours. S'il plaît à Dieu, je reviendrai encore dans six
mois par ici vendre des marrons aux Parisiens. Mais, pour le moment,

la saison est close, et il me faut retourner au pays.... A l'été, moi, je suis
comme les grands seigneurs, et ne saurais vivre autre part que dans les
champs, avec nos bêtes et les oiseaux du bon Dieu. Que voulez-vous?
je ne suis pas subtil de mes dix doigts; et Paris, où
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