Les petits vagabonds | Page 3

Jeanne Marcel
la fortune nous arrive parfois à l'improviste, sans
être attendue, et qu'elle s'en va non moins vite.
Un jour, c'était vers la mi-avril, le temps était magnifique et tout le
monde était dehors. César et Aimée qui connaissaient les bons endroits,
étaient venus, dans l'espoir de faire une recette fabuleuse, se placer à la
grille des Tuileries qui ouvre sur la rue Castiglione. Mais à peine s'y
trouvaient-ils depuis un quart d'heure que, entraînés par les goûts de
leur âge, ils oublièrent la chasse des petits sous pour regarder les
enfants qui couraient dans le jardin. Les deux paniers de roses et de
muguet gisaient sans plus de façon sur le trottoir; quant à leurs
propriétaires, ils suivaient avec un vif intérêt les parties qui se jouaient
de l'autre côté de la grille. Ils étaient si complétement absorbés dans
leur contemplation qu'ils ne virent point descendre de voiture, à
quelques pas d'eux, une jeune et belle dame, laquelle vint droit à César
et lui dit en lui glissant quelque chose dans la main: «Prenez ceci et
priez Dieu pour qu'il rende la santé à un pauvre enfant dont la mère ne
pourrait supporter la perte.»
Mes amis (souffrez que je leur donne ce titre), mes amis stupéfaits
n'eurent pas même assez de présence d'esprit pour remercier la jeune
dame, qui, du reste, s'était promptement éloignée.
«Que t'a-t-elle donné, César? demanda Aimée.
--Tiens, fit César en ouvrant la main, voilà! Je crois bien que c'est une
pièce d'or.

--Une pièce d'or?
--Oui, comme on en voit chez les changeurs.
--Montre un peu.... Oh! que c'est joli une pièce d'or!... Mais elle est bien
petite, sais-tu?
--Oh! cela ne fait rien.
--Elle est bonne tout de même, n'est-ce pas?
--Parbleu!... On dirait une pièce de vingt francs.
--Vingt francs!... Montre encore!... Combien cela fait-il de sous, vingt
francs?
--Oh! je ne sais pas au juste, mais beaucoup, beaucoup, plein ton panier
peut-être!...
[Illustration: «Prenez ceci et priez Dieu».]
--Tant que cela?
--Pour le moins.
--Et que peut-on acheter avec un panier de sous?
--Tout ce qu'on veut, je pense.
--Vrai, César?... Alors nous sommes riches?
--Bien sûr que nous le sommes.... A moins pourtant que la dame ne se
soit trompée.
--Comment donc?
--Eh bien, oui, qu'elle ne nous ait donné cela pour une pièce de cinq
centimes.

--Le penses-tu?
--Dame! je ne sais pas.... mais cependant cela pourrait bien être.
--Comment faire alors?
--Chercher la dame et lui rendre la pièce.
--Oh! ce serait dommage.... J'étais déjà si contente d'être riche!...
D'ailleurs, comment veux-tu retrouver au milieu de tant de monde une
personne que tu n'as fait qu'entrevoir?
--Je la reconnaîtrai bien, que cela ne t'inquiète pas, viens.
--Allons!... puisque tu le veux.
--Et toi, tu ne le veux donc pas?
--Si fait.... Je serais heureuse de posséder beaucoup d'argent, mais je ne
voudrais pas garder une pièce d'or qui ne m'appartiendrait pas....
--A la bonne heure!»
Malgré une persévérance et une bonne volonté fort louables, les deux
enfants ne trouvèrent point la dame à la pièce d'or.
«Je l'avais bien dit, fit Aimée en se laissant tomber avec découragement
sur un banc de pierre dans la partie la plus déserte du jardin.
--Nous reviendrons demain, répondit César.
--Alors tu ne donneras pas la pièce à Joseph?
--Non. Et toi, Aimée, tu ne lui parleras pas de cela, à Joseph.
--Pourquoi?
--Ne le connais-tu donc pas? il prendrait les vingt francs et les garderait
sans s'assurer davantage qu'ils sont bien à lui.

--A propos, que t'a-t-elle dit, la dame?
--Elle m'a recommandé de prier Dieu pour qu'il rende la santé à un
enfant malade.
--Et tu le feras?
--Sans doute.
--Même avant de savoir si la pièce d'or est à nous?
--Qu'importe!
--Mais comment?
--Comment?
--Oui, que lui diras-tu, au bon Dieu? Comment t'y prendras-tu pour le
prier?
--Écoute, fit César comme en cherchant à se rappeler....
--Tu ne sais pas?
--Non, je ne sais plus prier le bon Dieu.
--Tu l'as donc su?
--Au fait, non, je ne l'ai jamais su;... qui me l'aurait appris?
--Dis-donc, où le voit-on, le bon Dieu?
--Dans les églises.
--Vrai?... Qui te l'a dit?
--Personne.... Mais c'est dans les églises, j'en réponds. Si tu veux, nous
irons voir demain?

--Pourquoi pas tout de suite?
--Il est trop tard. A cette heure l'église est déserte, il y fait sombre et tu
aurais peur.
--Tu as donc été dans une église, toi, César?
--Je ne m'en souviens pas.
--On le dirait. Moi, je trouve bien extraordinaire que tu te souviennes
comme cela de choses que tu n'as point vues.»
César et Aimée arrivèrent ce soir-là les premiers au logis; Joseph s'était,
selon toute apparence, oublié au cabaret. C'était si bien dans ses
habitudes qu'ils n'en parurent même pas surpris. N'ayant rien de mieux
à faire en attendant qu'il lui plût
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