Les petits vagabonds | Page 2

Jeanne Marcel
bête; et quand je songe aux
preuves d'attachement qu'il a données à ses jeunes maîtres, et à sa
conduite si sagement raisonnée en maintes circonstances, je me
demande comment il se trouve des gens assez hardis ou assez aveugles
pour refuser aux caniches la faculté de penser.
Croyez bien, mes petits lecteurs, que Balthasar ne ressemblait en rien à
ces chiens idiots qu'on voit tous les jours s'attacher au premier venu qui
veut bien se déclarer leur maître, et sont toujours prêts à s'humilier
devant la force. De tels chiens ne méritent seulement pas qu'on daigne
s'occuper d'eux. Quant à lui, il ignorait la bassesse et n'avait point tant
de servilité dans le coeur au service des hommes.
Son éducation avait été fort soignée; des maîtres habiles et bien inspirés
l'avaient doté de nombreux talents, dont Joseph Ledoux tirait alors un
parti assez avantageux. On ne savait pas en ce temps-là que l'adversité
obligerait un jour Balthasar à faire un gagne-pain des tours d'adresse et
de force qu'on lui avait enseignés pour charmer ses loisirs et ceux de
ses amis. Mais la vie est ainsi faite: personne ne peut répondre de
l'avenir. On voit tous les jours les gens les mieux partagés sous le
rapport des richesses passer de l'opulence à la misère avec une rapidité
bien faite pour donner à réfléchir!...
Quant à Balthasar, il n'était point tombé d'une hauteur vertigineuse;
c'était au milieu d'une honnête famille d'artisans, et non dans le chenil
d'un grand seigneur, que le sort l'avait fait naître.
Il n'en avait pas moins été très-dur pour lui de se trouver ensuite au
service d'un bateleur, et surtout d'un bateleur ivrogne et méchant
comme était Joseph Ledoux. Balthasar, vous le devinez bien, je pense,
était un chien savant, ou, si vous le préférez, un chien artiste.
Vous énumérer tous les tours qu'il exécutait serait fastidieux; cependant,
si cela peut lui procurer une meilleure place dans votre estime, je vous
apprendrai qu'il sautait à la corde presqu'aussi bien que les plus habiles
d'entre vous; disait l'heure au public avec l'exactitude d'un cadran
solaire; mettait bravement le feu à un petit canon de poche, dont
l'explosion ne le faisait même pas sourciller; savait, rien qu'à

l'inspection de la physionomie, distinguer au milieu d'une foule
d'enfants celui qui était le plus aimable et le plus docile, et, de sa patte
droite, battait la mesure avec une précision remarquable lorsque son
maître jouait du violon. Entre de meilleures mains que celles de Joseph,
il aurait pu très-certainement se faire connaître et gagner beaucoup
d'argent.
Mais je dois, pour être juste, déclarer que l'amour-propre et la cupidité
n'étaient point son fait, et que si c'eût été pour sa satisfaction
personnelle et par amour de l'or, jamais il n'eût consenti à prendre une
sébile entre ses dents et à la tendre humblement à des spectateurs qui, le
plus souvent, ne donnent leur centime qu'à regret, et par respect humain
plutôt que pour rétribuer honorablement le savoir et l'adresse. En cela,
comme en beaucoup d'autres choses, il obéissait à son devoir de
préférence à ses goûts.
[Illustration: Il sautait à la corde.]
Tout naturellement César et Aimée chérissaient Balthasar, dont ils
connaissaient et appréciaient le dévouement. C'était un vieil ami qu'ils
avaient toujours vu près d'eux. Ils le soupçonnaient avec raison de les
avoir précédés dans la vie; et, parfois, lorsqu'il fixait sur leurs jeunes
visages ses pauvres yeux déjà ternis par l'âge, mais profonds et comme
tout chargés de souvenirs, ils s'imaginaient que le vieux chien songeait
à ce passé si obscur que César faisait de vains efforts pour pénétrer.
Malheureusement Balthasar était incapable de les consoler et de les
encourager; il ne pouvait que les aimer; c'était quelque chose sans
doute, mais ce n'était pas assez. Ils le voyaient fort peu, d'ailleurs, car
ils étaient obligés de se séparer de lui dès le matin pour se rendre où les
appelait leur occupation, et ne rentraient que le soir presque toujours
brisés de fatigue et poursuivis par le sommeil.
Quoi qu'il m'en coûte, mes petits lecteurs, je dois vous faire connaître la
véritable occupation de César et d'Aimée. Il est donc inutile de vous le
dissimuler, leur commerce de fleurs n'était qu'un prétexte pour
demander l'aumône; ils faisaient le honteux métier de mendiants!... Un
dur métier, croyez-moi, et qui procure tant de misères, d'ennuis et de
fatigues, que je me demande comment il se trouve des paresseux assez

mal inspirés pour le choisir volontairement. Quant à mes amis, ils ne
l'avaient point choisi, au contraire; c'était bien malgré eux et tout à fait
à leur corps défendant qu'ils s'y livraient. Que cette répugnance les
réhabilite à vos yeux et fasse qu'il se trouve pour eux une toute petite
place dans un coin de votre coeur.
[Illustration]

CHAPITRE II.
Où il est prouvé que
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