le mépris du seul homme qui f?t digne de moi. Hélas! Jacqueline, il aimait ton émérance comme sa soeur--et comme son enfant; il m'apprenait à penser, il me redonnait la force de lever les yeux au ciel. Pour sa figure, pour son esprit, je ne t'en parlerai pas; il m'avait apporté toute son ame, je pouvais à mon gré la fouler sous mes pieds dédaigneux ou la réchauffer sous mes lèvres. Comment je l'ai quitté, lui, lui à qui je m'étais vraiment donnée, c'est une histoire qui te ferait lever le coeur. Ma mère a joué, avec mon consentement, l'éternelle et honteuse comédie que tu connais, et... elle ne m'a plus quittée dans les coulisses! Je suis partie sans qu'il ait pu me dire un mot, et moi, que lui aurais-je répondu? O ciel! quel mensonge aurais-je osé ajouter à tous mes mensonges? Ami déjà tant pleuré et que je n'ai pas même le droit de pleurer! Maintenant, je pense, avec mille remords, qu'il peut ne pas se consoler, et j'ai une idée plus douloureuse encore: je songe qu'il peut se consoler et m'oublier, comme ce serait justice!
?Imagine ce que nous sommes l'une et l'autre, ma mère et moi, et ce que j'éprouve quand elle me dit comme à un enfant: ?Tenez-vous droite!? A présent je dois être un monstre à tes yeux, mais ne fallait-il pas que tu me visses telle que je suis pour m'aimer un peu encore, malgré tout, afin qu'il me reste au monde une affection que je n'aie pas volée?
?Quant à ma mère, mon r?le d'ingénue à la ville lui imposait l'obligation de me parler toujours sévèrement, comme à une petite fille élevée à la mode anglaise, et elle a pris le sien assez au sérieux pour me tracasser encore les portes fermées, et comme si elle croyait réellement ce que tout le monde croit. Ce que je subis de tourments est inénarrable, et moi, dont le passé cache déjà tant de regrets, je suis surveillée et gouvernée comme si j'avais quatre ans!
?Pourtant cette position n'est pas sans remède, ma mère me le prêche tous les jours, et c'est heureux, car, pour vivre plus longtemps de la sorte, je ne le pourrais pas. Il y a une chose que l'on pardonne à une ingénue dont la réputation est faite, comme la mienne l'est, c'est de changer d'état par un coup de foudre, et assez brillamment pour éblouir tout Paris d'un luxe princier. Alors on reste ingénue, et on passe grande artiste, n'est-ce pas mon seul recours à moi qui ai si peu de talent, et qui le sais si bien! Avec ma famille et mes dettes, et pour ne rien perdre de mon auréole artistique, c'est quelque chose comme un demi-million qu'il nous faut; or, je sais un homme qui peut et qui veut me le donner. Mais cet homme..... ? Jacqueline! quel déno?ment pour une figure que tous les poètes lyriques ont chantée! quelle chute pour une jeune fille que Delacroix et Ary Scheffer ont idéalisée en Ophélie et en Juliette! Cet homme, c'est..... ? ma jeunesse! mes rêves de printemps dorés! O serrements de mains! O premières angoisses de ma beauté que rien n'avait profanée! O nos baisers de jeunes filles et nos confidences à mi-voix sous les tilleuls! Cet homme, c'est.... eh bien! oui..... un droguiste! Un droguiste de la rue des Lombards, à casquette rouge! Qu'est-ce que tu me conseilles? Réponds vite avec ton ame passionnée et avec ton suprême bon sens à celle qui est,
?A toi pour la vie,
?éMéRANCE.?
IV
LA MA?TRESSE QUI N'A PAS D'AGE
--HENRIETTE DE LYSLE--
En relisant Balzac, et en voyant avec quelle insistance ce grand historien a fait de Paris et de la Province deux mondes absolument divers, aussi différents et aussi éloignés l'un de l'autre que Jupiter et la Lune, les provinciaux se frottent aujourd'hui les mains et secouent la tête en souriant.
?Bien, disent-ils, pour l'époque ancienne que décrivait le po?te de _La Comédie humaine_, pour ces rapides années de la Restauration, envolées aussi loin de nous déjà que ces ages où la reine Berthe filait, et où, comme dans la Gabrielle de M. Emile Augier, la suprême vertu d'une femme du monde était de raccommoder les chaussettes! Mais nous, aujourd'hui! regardez nos champs et nos villes. Nous connaissons comme vous le linge à bon marché, le vin à bon marché et les objets d'art en zinc! Comme le premier Parisien venu, nous savons nous faire de faux mobiliers artistiques avec de faux meubles de Boule et de fausses marqueteries, et marier le faux damas antique avec le noyer et le chêne sculptés par des charpentiers! Nos femmes elles-mêmes ne font plus étinceler et ondoyer autour d'elles ces charivaris d'étoffes brillantes qui les faisaient ressembler à des potées de fleurs écloses sous les brosses d'Hippolyte Ballue ou de
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