dernière, et que depuis cela il s'est écoulé une année? Ah! oui, question terrible! Eh bien! voilà la réponse, il ne faut pas qu'on s'en souvienne. Mais si mon coeur parle, si mon coeur bat? Il ne faut pas qu'il batte! Rose, Emma et Adèle n'ont pas de coeur chez M. Scribe, et moi je suis Rose, je suis Emma, je suis Adèle! Tout au plus peuvent-elles répondre en baissant les yeux aux madrigaux murmurés par un fiancé qui est leur cousin ou par un cousin qui est leur fiancé, sur l'air de La Robe et les Bottes, et c'est ce que je peux faire comme elles si le coeur m'en dit, car ma mère m'a déniché pour cela un cousin qui est né avec des gants, et qui copie ses habits, ses cravates, son sourire et jusqu'à ses moustaches absentes et à ses airs de tête sur ceux de M. Berton, du Gymnase!
?Sans ironie, à présent, Jacqueline, voici la réalité de mon atroce existence. Je me nomme, sur mon acte de naissance, Henriette-Cécile, de beaux noms, comme tu vois, et pour avoir une allure enfantine, il m'a fallu accepter le ridicule nom d'émérance, emprunté à un roman de madame Ancelot. Il m'a fallu conserver à mes bandeaux, par quels procédés! cette nuance enfantine de blond pale avec des lumières d'or femelle que nul enfant ne garde passé quatre ans, quoi qu'il arrive! Ces cheveux qui, soignés comme d'autres, auraient vécu quarante ans, et qui meurent de sécheresse, je vois ce qu'il en reste après le démêloir, tous les jours! Je porte une natte. Enfin, ? Jacqueline! j'ai vingt-quatre ans! Sous cette fausse enfance que je fais durer avec épouvante et à force d'intrigues, je sens poindre des rides qui ne pardonneront pas. Chez ma mère, comme au théatre, crois-tu que j'aie jamais eu le droit de quitter les absurdes petits ouvrages au crochet et de prendre un livre sérieux qui m'instruirait, ou un beau roman qui me raconterait les pensées et la vie des autres, puisque moi je ne puis ni penser ni vivre! Non, car on peut venir, et il faut qu'on me trouve vêtue du tablier de soie à bretelles, parlant gnan-gnan, et même dans le salon de ma mère, courant après les papillons de M. Scribe! Surtout et avant tout, à tout ce qu'on dit et à tout ce qu'on nomme, il faut que je baisse les yeux et que je rougisse, et pour cela, je te prie de le croire, je n'ai pas de peine, car mon sang m'étouffe!
?Pourtant, j'ai aimé; ce n'est pas avec toi que je ferai la bégueule! Deux fois, hélas, oui! deux fois déjà j'ai essayé d'oublier mon enfer dans les illusions de ce rêve! J'ai connu l'amour, mais non pas comme toi, en avouant fièrement celui que j'avais choisi et en me glorifiant d'une passion sincère. C'est hypocritement, en mentant, en me cachant, que j'ai prêté mon coeur sans le donner, avec l'arrière-pensée que je tentais une chose impossible. Ces douces confidences, qui s'échangent aux clartés amies de la nuit et parmi ses ombres silencieuses, c'est le jour que je les ai faites, au grand soleil qui les effare, dans une maison où j'entrais voilée, et d'où je sortais tremblante, masquée avec effroi de ma pudeur jouée et de mon enfance d'emprunt. Et pourtant, chaque fois que j'ai essayé ainsi d'échapper à ma solitude j'espérais bien que ce serait pour toujours; mais chaque fois il m'a fallu rompre en me laissant juger comme la dernière des femmes sans coeur, car tu connais notre situation?
?Dix mille francs au moins par année pour la toilette de théatre et la toilette de ville, c'est ce que je dépense au bas mot pour être pauvrement vêtue au milieu des grandes actrices, parmi lesquelles je compte. Reste donc cinq mille francs pour vivre, ma mère, ma tante et moi, dans un appartement qui en co?te déjà deux mille, et pour payer la pension de ma petite soeur. Il arrive toujours un moment où les dettes s'accumulent au point de rendre la vie impossible. Alors il faut avoir recours à ces ressources mortelles que la vie de théatre nous impose, et accepter cet or que le Vice et la Richesse nous vendent si cher. Mais, comme je suis une ingénue! on obtient de notre sauveur que tout se passera mystérieusement et qu'il ne fera pas trophée de ma défaite. On obtient un congé du directeur, et _je vais passer quelques semaines chez une parente_.
?C'est là que je suis en ce moment; chez quelle parente? dois-je te la peindre? Dans un nid doré de Villeneuve-Saint-Georges, qui a co?té deux millions à embellir! Et, comme je te le disais, c'est pour venir chez cette parente que j'ai rompu le seul amour pour lequel j'aurais pu vivre; j'ai affronté
Continue reading on your phone by scaning this QR Code
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the
Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.