Les parisiennes de Paris | Page 4

Théodore de Banville
résignation, patience, l'agilité du serpent et la souplesse du tigre, l'esprit parisien et le féroce amour de l'or, il faut déjà réunir toutes les qualités avec lesquelles on remuerait l'univers, pour arriver à ce triste résultat d'être une créature adorée, enviée et méprisée sous sa robe éclatante, sous ses rubis teints de sang humain, et sous ses diamants, qui sont des larmes de désespoir cristallisées.
Il y a une haine qui dure depuis cinq mille ans, un duel terrible. Toute enfant, rose et blonde, couchée dans son berceau, quand la petite fille pauvre va sourire à sa mère, elle aper?oit debout sur le seuil un maigre fant?me, et elle crie, malgré les caresses de sa mère.
Puis elle grandit; comme les oiseaux, elle envoie au ciel sa jeune chanson. Elle se regarde dans un bout de miroir cassé: elle est belle.
Elle voit aux vitrines des peignes d'écaille blonde, et elle se dit: ?Voilà qui peignera bien ma chevelure de soleil et d'or; voilà pour en attacher les noeuds, les boucles ruisselantes et les torsades effrénées.?
Elle voit de riches étoffes. ?Voilà, dit-elle, pour parer mon corps gracieux et souple.?
Elle voit chez le marchand de comestibles des forêts d'asperges plus grosses que des cèdres, des perdreaux désespérément truffés, des fraises rougissantes et parfumées. Elle dit: ?Voilà ce que j'aimerai à déchiqueter et ce que je croquerai bien avec mes dents blanches!? Et elle dit en regardant les flacons: ?Je remplirai mon verre de ces vins d'écarlate, et, levant mes bras, je boirai à la jeunesse amoureuse!?
Mais le fant?me ne l'a pas quittée. Il lui tend un morceau de pain de munition, un verre d'eau trouble et un sayon de toile rapiécé. Il murmure à son oreille: ?Tu es à moi. Voici ton festin et voici ta robe.? Ah! quelle moue fait à ce coup-là la petite demoiselle!
Mais quoi! on l'instruit bien vite et elle apprend les nouvelles! Elle entend dire que, moyennant quelques concessions, des personnes obligeantes vous logent dans des appartements si bien tendus de soie, et matelassés, et capitonnés, et garnis de tapis d'Aubusson, qu'on n'entend plus marcher dans le corridor les pieds de marbre du fant?me.
Dans ces heureuses demeures, il y a aux portes de si jolis petits verrous et de si excellentes serrures anglaises, que le fant?me ne peut pas entrer et se casse les ongles contre le fer poli et le bois de chêne.
Aussit?t la jeune fille se met en quête des écriteaux de location. Un monsieur soigneux fait mettre à ses portes pour trois cent mille francs de serrures et de verrous, et elle-même, la folle Musette, elle s'enveloppe d'un divin peignoir de cachemire, elle tend à son amant un cigare bien sec et bien allumé, et elle dit à sa servante Julie de faire flamber un grand feu dans l'atre. Puis elle allume les bougies, elle remplit les verres et elle saute de joie, et, frappant dans ses petites mains, elle interpelle le fant?me à travers la porte:
?Va! lui crie-t-elle, va, Misère ma mie, morfonds-toi bien sur ma natte et casse bien tes ongles contre ma serrure! Moi j'ai chaud et je suis heureuse! J'ai mes bras passés autour du cou d'un beau jeune homme, et je chante devant le feu clair, et je bois le vin du Vésuve; et voilà comme je suis à toi, abominable vision de mon enfance!?
Bah! peine perdue que tout cela.
Sit?t qu'un jeune amoureux imprudent ou une femme de chambre trop égrillarde laissent par hasard la porte entr'ouverte en allant acheter du tabac à fumer ou du cold-cream, la Misère entre.
Elle ouvre les fenêtres toutes grandes.
Elle va aux porte-manteaux, aux garde-robes, aux armoires à glace, aux armoires sans glace. Elle prend les toiles fines, les batistes, les linons, les dentelles, les soieries, les velours, les moires, les joyaux. Elle jette le tout dans la rue et tend à Musette son vieux sayon rapiécé.
Elle va à la cuisine, ?te le r?ti de la broche, le jette à la rue, et, dans le plat qui était destiné à le recevoir, elle glisse à sa place la hideuse charcuterie, qu'elle a apportée dans un papier huileux.
Elle jette les émaux, les chandeliers d'argent, les vases craquelés, les coupes de Sèvres, et pose sur la cheminée nue le pot à l'eau ébréché et la chandelle fichée dans une bouteille.
Elle fait signe à de grands diables de commissionnaires, qui viennent emporter les meubles, les tapis, les rideaux, les tentures, et qui, à la place de tout cela, installent le lit de bois blanc peint en acajou, les deux chaises de merisier teint, la malle, la gravure à l'aquatinte, et les deux tasses dorées gagnées au jeu de billard du bal Mabille.
Puis elle sort mena?ante et sereine, en laissant derrière elle une odeur de moisissure et des montagnes de papier timbré, tandis que Musette se tord les bras et
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 112
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.