Les mystères de Paris, Tome V | Page 5

Eugène Süe
il vit le ma?tre-clerc de l'étude qui, pale et la figure bouleversée, s'écria:
--Il faut que je parle à l'instant à M. Ferrand!
--Silence... il est dans ce moment très-souffrant... il ne peut vous entendre, dit Polidori à voix basse, et, sortant du cabinet du notaire, il en ferma la porte.
--Ah! monsieur, s'écria le ma?tre-clerc, vous, le meilleur ami de M. Ferrand, venez à son secours; il n'y a pas un moment à perdre.
--Que voulez-vous dire?
--D'après les ordres de M. Ferrand, j'étais allé dire à Mme la comtesse Mac-Gregor qu'il ne pouvait se rendre chez elle aujourd'hui, ainsi qu'elle le désirait...
--Eh bien?
--Cette dame, qui para?t maintenant hors de danger, m'a fait entrer dans sa chambre. Elle s'est écriée d'un ton mena?ant: ?Retournez dire à M. Ferrand que, s'il n'est pas ici, chez moi, dans une demi-heure, avant la fin du jour il sera arrêté comme faussaire... car l'enfant qu'il a fait passer pour morte ne l'est pas... je sais à qui il l'a livrée, je sais où elle est[1].?
--Cette femme délirait, répondit froidement Polidori en haussant les épaules.
--Vous le croyez, monsieur?
--J'en suis s?r.
--Je l'avais pensé d'abord, monsieur; mais l'assurance de Mme la comtesse...
--Sa tête aura sans doute été affaiblie par la maladie... et les visionnaires croient toujours à leurs visions.
--Vous avez sans doute raison, monsieur; car je ne pouvais m'expliquer les menaces de la comtesse à un homme aussi respectable que M. Ferrand.
--Cela n'a pas le sens commun.
--Je dois vous dire aussi, monsieur, qu'au moment où je quittais la chambre de Mme la comtesse, une de ses femmes est entrée précipitamment en disant: ?Son Altesse sera ici dans une heure.?
--Cette femme a dit cela? s'écria Polidori.
--Oui, monsieur, et j'ai été très-étonné, ne sachant de quelle Altesse il pouvait être question...
?Plus de doute, c'est le prince, se dit Polidori. Lui chez la comtesse Sarah, qu'il ne devait jamais revoir... Je ne sais, mais je n'aime pas ce rapprochement... il peut empirer notre position.? Puis, s'adressant au ma?tre-clerc, il ajouta:--Encore une fois, monsieur, ceci n'a rien de grave, c'est une folle imagination de malade; d'ailleurs je ferai part tout à l'heure à M. Ferrand de ce que vous venez de m'apprendre.
Maintenant nous conduirons le lecteur chez la comtesse Sarah Mac-Gregor.

II
Rodolphe et Sarah
Nous conduirons le lecteur chez la comtesse Mac-Gregor, qu'une crise salutaire venait d'arracher au délire et aux souffrances qui pendant plusieurs jours avaient donné pour sa vie les craintes les plus sérieuses.
Le jour commen?ait à baisser... Sarah, assise dans un grand fauteuil et soutenue par son frère Thomas Seyton, se regardait avec une profonde attention dans un miroir que lui présentait une de ses femmes agenouillée devant elle.
Cette scène se passait dans le salon où la Chouette avait commis sa tentative d'assassinat.
La comtesse était d'une paleur de marbre, que faisait ressortir encore le noir foncé de ses yeux, de ses sourcils et de ses cheveux; un grand peignoir de mousseline blanche l'enveloppait entièrement.
--Donnez-moi le bandeau de corail, dit-elle à une de ses femmes, d'une voix faible, mais impérieuse et brève.
--Betty vous l'attachera, reprit Thomas Seyton, vous allez vous fatiguer... Il est déjà d'une si grande imprudence de...
--Le bandeau! le bandeau! répéta impatiemment Sarah, qui prit ce bijou et le posa à son gré sur son front. Maintenant, attachez-le... et laissez-moi, dit-elle à ses femmes.
Au moment où celles-ci se retiraient, elle ajouta:
--On fera entrer M. Ferrand, le notaire, dans le petit salon bleu... puis, reprit-elle avec une expression d'orgueil mal dissimulé, dès que S. A. R. le grand-duc de Gerolstein arrivera, on l'introduira ici.
?Enfin! dit Sarah en se rejetant au fond de son fauteuil, dès qu'elle fut seule avec son frère, enfin je touche à cette couronne... le rêve de ma vie... la prédiction va donc s'accomplir!
--Sarah, calmez votre exaltation, lui dit sévèrement son frère. Hier encore on désespérait de votre vie; une dernière déception vous porterait un coup mortel.
--Vous avez raison, Tom, la chute serait affreuse, car mes espérances n'ont jamais été plus près de se réaliser. J'en suis certaine, ce qui m'a empêchée de succomber à mes souffrances a été ma pensée constante de profiter de la toute-puissante révélation que m'a faite cette femme au moment de m'assassiner.
--De même pendant votre délire... vous reveniez sans cesse à cette idée.
--Parce que cette idée seule soutenait ma vie chancelante. Quel espoir!... princesse souveraine... presque reine!... ajouta-t-elle avec enivrement.
--Encore une fois, Sarah, pas de rêves insensés; le réveil serait terrible.
--Des rêves insensés?... Comment! lorsque Rodolphe saura que cette jeune fille aujourd'hui prisonnière à Saint-Lazare[2], et autrefois confiée au notaire qui l'a fait passer pour morte, est notre enfant, vous croyez que...
Seyton interrompit sa soeur:
--Je crois, reprit-il avec amertume, que les princes mettent les raisons d'état, les convenances politiques avant les devoirs naturels.
--Comptez-vous si peu sur mon adresse?
--Le prince n'est plus l'adolescent candide et passionné que vous avez autrefois séduit; ce temps est bien loin de
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