Les mystères de Paris, Tome V | Page 4

Eugène Süe
reprit-il dans une effrayante exaltation, je l'aime toujours, et je ne veux pas mourir, afin de pouvoir me plonger et me replonger encore avec un atroce plaisir dans cette fournaise où je me consume à petit feu. Car tu ne sais pas, cette nuit, cette nuit où je l'ai vue si belle, si passionnée, si enivrante, cette nuit est toujours présente à mon souvenir. Ce tableau d'une volupté terrible est là, toujours là, devant mes yeux. Qu'ils soient ouverts ou fermés par un assoupissement fébrile ou par une insomnie ardente, je vois toujours son regard noir et enflammé qui fait bouillir la moelle de mes os. Je sens toujours son souffle sur mon front. J'entends toujours sa voix.
--Mais ce sont là d'épouvantables tourments!
--épouvantables! oui, épouvantables! Mais la mort! mais le néant! mais perdre pour toujours ce souvenir aussi vivant que la réalité, mais renoncer à ces souvenirs qui me déchirent, me dévorent et m'embrasent! Non! non! non! Vivre! vivre! pauvre, méprisé, flétri, vivre au bagne, mais vivre pour que la pensée me reste, puisque cette créature infernale a toute ma pensée, est toute ma pensée!
--Jacques, dit Polidori d'un ton grave qui contrasta avec son amère ironie habituelle, j'ai vu bien des souffrances; mais jamais tortures n'approchèrent des tiennes. Celui qui nous tient en sa puissance ne pouvait être plus impitoyable. Il t'a condamné à vivre, ou plut?t à attendre la mort dans des angoisses terribles, car cet aveu m'explique les sympt?mes alarmants qui chaque jour se développent en toi, et dont je cherchais en vain la cause.
--Mais ces sympt?mes n'ont rien de grave! c'est de l'épuisement, c'est la réaction de mes chagrins!... Je ne suis pas en danger, n'est-ce pas?...
--Non, non, mais ta position est grave, il ne faut pas l'empirer; il est certaines pensées qu'il faudra chasser. Sans cela, tu courrais de grands dangers.
--Je ferai ce que tu voudras, pourvu que je vive, car je ne veux pas mourir. Oh! les prêtres parlent de damnés! jamais ils n'ont imaginé pour eux un supplice égal au mien. Torturé par la passion et la cupidité, j'ai deux plaies vives au lieu d'une, et je les sens également toutes deux. La perte de ma fortune m'est affreuse, mais la mort me serait plus affreuse encore. J'ai voulu vivre, ma vie peut n'être qu'une torture sans fin, sans issue, et je n'ose appeler la mort, car la mort anéantit mon funeste bonheur, ce mirage de ma pensée, où m'appara?t incessamment Cecily.
--Tu as du moins la consolation, dit Polidori en reprenant son sang-froid ordinaire, de songer au bien que tu as fait pour expier tes crimes...
--Oui, raille, tu as raison, retourne-moi sur des charbons ardents. Tu sais bien, misérable, que je hais l'humanité; tu sais bien que ces expiations que l'on m'impose, et dans lesquelles des esprits faibles trouveraient quelques consolations, ne m'inspirent, à moi, que haine et fureur contre ceux qui m'y obligent et contre ceux qui en profitent. Tonnerre et meurtre! Songer que pendant que je tra?nerai une vie épouvantable, n'existant que pour jouir de souffrances qui effrayeraient les plus intrépides, ces hommes que j'exècre verront, grace aux biens dont on m'a dépouillé, leur misère s'alléger... que cette veuve et sa fille remercieront Dieu de la fortune que je leur rends... que ce Morel et sa fille vivront dans l'aisance... que ce Germain aura un avenir honorable et assuré! Et ce prêtre! ce prêtre qui me bénissait, quand mon coeur nageait dans le fiel et dans le sang, je l'aurais poignardé! Oh! c'en est trop! Non! non! s'écria-t-il en appuyant sur son front ses deux mains crispées, ma tête éclate, à la fin, mes idées se troublent. Je ne résisterai pas à de tels accès de rage impuissante, à ces tortures toujours renaissantes. Et tout cela pour toi! Cecily, Cecily! Le sais-tu, au moins, que je souffre autant, le sais-tu, Cecily, démon sorti de l'enfer?
Et Jacques Ferrand, épuisé par cette effroyable exaltation, retomba haletant sur son siège, et se tordit les bras en poussant des rugissements sourds et inarticulés.
Cet accès de rage convulsive et désespérée n'étonna pas Polidori.
Possédant une expérience médicale consommée, il reconnut facilement que chez Jacques Ferrand la rage de se voir dépossédé de sa fortune, jointe à sa passion ou plut?t à sa frénésie pour Cecily, avait allumé chez ce misérable une fièvre dévorante.
Ce n'était pas tout... dans l'accès auquel Jacques Ferrand était alors en proie, Polidori remarquait avec inquiétude certains pronostics d'une des plus effrayantes maladies qui aient jamais épouvanté l'humanité, et dont Paulus et Arétée, aussi grands observateurs que grands moralistes, ont si admirablement tracé le foudroyant tableau.
Tout à coup on frappa précipitamment à la porte du cabinet.
--Jacques, dit Polidori au notaire, Jacques, remets-toi... voici quelqu'un...
Le notaire ne l'entendit pas. à demi couché sur son bureau, il se tordait dans des spasmes convulsifs.
Polidori alla ouvrir la porte,
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