Les mystères de Paris, Tome III | Page 5

Eugène Süe
vous offrir sont vaines...
--Non, non... le témoignage de votre intérêt m'est doux et salutaire; c'est déjà presque un soulagement de dire que l'on souffre... et je ne vous l'aurais pas dit sans la nature de notre entretien, qui a réveillé en moi des souvenirs douloureux... C'est une faiblesse, mais je ne puis entendre parler d'une jeune fille sans songer à celle que j'ai perdue...
--Ces préoccupations sont si naturelles! Tenez, monseigneur, depuis que je vous ai vu, j'ai accompagné dans ses visites aux prisons une femme de mes amies qui est patronnesse de l'oeuvre des jeunes détenues de Saint-Lazare; cette maison renferme des créatures bien coupables. Si je n'avais pas été mère, je les aurais jugées, sans doute, avec encore plus de sévérité... tandis que je ressens pour elles une pitié douloureuse en songeant que peut-être elles n'eussent pas été perdues sans l'abandon et la misère où on les a laissées depuis leur enfance... Je ne sais pourquoi, après ces pensées, il me semble aimer ma fille davantage encore...
--Allons, courage, dit Rodolphe avec un sourire mélancolique. Cet entretien me laisse rassuré sur vous... Une voie salutaire vous est ouverte; en la suivant vous traverserez, sans faillir, ces années d'épreuves si dangereuses pour les femmes, et surtout pour une femme douée comme vous l'êtes. Votre mérite sera grand... vous aurez encore à lutter, à souffrir... car vous êtes bien jeune, mais vous reprendrez des forces en songeant au bien que vous aurez fait... à celui que vous aurez à faire encore...
Mme d'Harville fondit en larmes.
--Au moins, dit-elle, votre appui, vos conseils ne me manqueront jamais, n'est-ce pas, monseigneur?
--De près ou de loin, toujours je prendrai le plus vif intérêt à ce qui vous touche... toujours, autant qu'il sera en moi, je contribuerai à votre bonheur... à celui de l'homme auquel j'ai voué la plus constante amitié.
--Oh! merci de cette promesse, monseigneur, dit Clémence en essuyant ses larmes. Sans votre généreux soutien, je le sens, mes forces m'abandonneraient... mais, croyez-moi... je vous le jure ici, j'accomplirai courageusement mon devoir.
à ces mots, une petite porte cachée dans la tenture s'ouvrit brusquement.
Clémence poussa un cri; Rodolphe tressaillit.
M. d'Harville parut, pale, ému, profondément attendri, les yeux humides de larmes.
Le premier étonnement passé, le marquis dit à Rodolphe en lui donnant la lettre de Sarah:
--Monseigneur... voici la lettre infame que j'ai re?ue tout à l'heure devant vous... Veuillez la br?ler après l'avoir lue.
Clémence regardait son mari avec stupeur.
--Oh! c'est infame! s'écria Rodolphe indigné.
--Eh bien! monseigneur... Il y a quelque chose de plus lache encore que cette lacheté anonyme... C'est ma conduite!
--Que voulez-vous dire?
--Tout à l'heure, au lieu de vous montrer cette lettre franchement, hardiment, je vous l'ai cachée, j'ai feint le calme pendant que j'avais la jalousie, la rage, le désespoir dans le coeur... Ce n'est pas tout... Savez-vous ce que j'ai fait, monseigneur? Je suis allé honteusement me tapir derrière cette porte pour vous épier... Oui, j'ai été assez misérable pour douter de votre loyauté, de votre honneur... Oh! l'auteur de ces lettres sait à qui il les adresse... Il sait combien ma tête est faible... Eh bien! monseigneur, dites, après avoir entendu ce que je viens d'entendre, car je n'ai pas perdu un mot de votre entretien, car je sais quels intérêts vous attirent rue du Temple... après avoir été assez bassement défiant pour me faire le complice de cette horrible calomnie en y croyant... n'est-ce pas à genoux que je dois vous demander grace et pitié?... Et c'est que ce que je fais, monseigneur... et c'est ce que je fais, Clémence car je n'ai plus d'espoir que dans votre générosité.
--Eh! mon Dieu, mon cher Albert, qu'ai-je à vous pardonner? dit Rodolphe en tendant ses deux mains au marquis avec la plus touchante cordialité. Maintenant, vous savez nos secrets, à moi et à Mme d'Harville; j'en suis ravi, je pourrai vous sermonner tout à mon aise. Me voici votre confident forcé, et, ce qui vaut encore mieux, vous voici le confident de Mme d'Harville: c'est dire que vous connaissez maintenant tout ce que vous devez attendre de ce noble coeur.
--Et vous, Clémence, dit tristement M. d'Harville à sa femme, me pardonnerez-vous encore cela?
--Oui, à condition que vous m'aiderez à assurer votre bonheur... Et elle tendit la main à son mari, qui la serra avec émotion.
--Ma foi, mon cher marquis, s'écria Rodolphe, nos ennemis sont maladroits! Grace à eux, nous voici plus intimes que par le passé. Vous n'avez jamais plus justement apprécié Mme d'Harville, jamais elle ne vous a été plus dévouée. Avouez que nous sommes bien vengés des envieux et des méchants! C'est toujours cela, en attendant mieux... car je devine d'où le coup est parti, et je n'ai pas l'habitude de souffrir patiemment le mal que l'on fait à mes amis. Mais ceci me regarde. Adieu, madame, voici notre intrigue découverte, vous ne
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