Les mystères de Paris, Tome III | Page 4

Eugène Süe
me semble que je m'intéresse encore davantage à elles quand je songe à ma fille.
Rodolphe, ému de ce charitable empressement, souriait avec mélancolie en voyant cette femme de vingt ans, si belle, si aimante, tachant d'oublier dans de nobles distractions les malheurs domestiques qui la frappaient; les yeux de Clémence brillaient d'un vif éclat, ses joues étaient légèrement colorées, l'animation de son geste, de sa parole, donnait un nouvel attrait à sa ravissante physionomie.

II
Le piège
Mme d'Harville s'aper?ut que Rodolphe la contemplait en silence. Elle rougit, baissa les yeux, puis, les relevant avec une confusion charmante, elle lui dit:
--Vous riez de mon exaltation, monseigneur! C'est que je suis impatiente de go?ter ces douces joies qui vont animer ma vie, jusqu'à présent triste et inutile. Tel n'était pas sans doute le sort que j'avais rêvé... Il est un sentiment, un bonheur, le plus vif de tous... que je ne dois jamais conna?tre. Quoique bien jeune encore, il me faut y renoncer!... ajouta Clémence avec un soupir contraint. Puis elle reprit: Mais enfin, grace à vous, mon sauveur, toujours grace à vous, je me serai créé d'autres intérêts; la charité remplacera l'amour. J'ai déjà d? à vos conseils de si touchantes émotions! Vos paroles, monseigneur, ont tant d'influence sur moi!... Plus je médite, plus j'approfondis vos idées, plus je les trouve justes, grandes, fécondes. Puis, quand je songe que, non content de prendre en commisération des peines qui devraient vous être indifférentes, vous me donnez encore les avis les plus salutaires, en me guidant pas à pas dans cette voie nouvelle que vous avez ouverte à un pauvre coeur chagrin et abattu... oh! monseigneur, quel trésor de bonté renferme donc votre ame? Où avez-vous puisé tant de généreuse pitié?
--J'ai beaucoup souffert, je souffre encore... voilà pourquoi je sais le secret de bien des douleurs!
--Vous, monseigneur, vous malheureux!
--Oui, car l'on dirait que, pour me préparer à compatir à toutes les infortunes, le sort a voulu que je les subisse toutes... Ami, il m'a frappé dans mon ami; amant, il m'a frappé dans la première femme que j'ai aimée avec l'aveugle confiance de la jeunesse; époux, il m'a frappé dans ma femme; fils, il m'a frappé dans mon père; père, il m'a frappé dans mon enfant.
--Je croyais, monseigneur, que la grande-duchesse ne vous avait pas laissé d'enfant.
--En effet; mais avant mon mariage j'avais une fille, morte toute petite... Eh bien! si étrange que cela vous paraisse, la perte de cette enfant, que j'ai vue à peine, est le regret de toute ma vie. Plus je vieillis, plus ce chagrin devient profond! Chaque année en redouble l'amertume; on dirait qu'il grandit en raison de l'age que devrait avoir ma fille. Maintenant elle aurait dix-sept ans!
--Et sa mère, monseigneur, vit-elle encore? demanda Clémence après un moment d'hésitation.
--Oh! ne m'en parlez pas, s'écria Rodolphe, dont les traits se rembrunirent à la pensée de Sarah. Sa mère est une indigne créature, une ame bronzée par l'égo?sme et par l'ambition. Quelquefois je me demande s'il ne vaut pas mieux pour ma fille d'être morte que d'être restée aux mains de sa mère.
Clémence éprouva une sorte de satisfaction en entendant Rodolphe s'exprimer ainsi.
--Oh! je con?ois alors, s'écria-t-elle, que vous regrettiez doublement votre fille.
--Je l'aurais tant aimée!... Et puis il me semble que chez nous autres princes il y a toujours dans notre amour pour un fils une sorte d'intérêt de race et de nom, d'arrière-pensée politique. Mais une fille! une fille! on l'aime pour elle seule. Par cela même que l'on a vu, hélas! l'humanité sous ses faces les plus sinistres, quelles délices de se reposer dans la contemplation d'une ame candide et pure! de respirer son parfum virginal, d'épier avec une tendresse inquiète ses tressaillements ingénus! La mère la plus folle, la plus fière de sa fille, n'éprouve pas ces ravissements; elle lui est trop pareille pour l'apprécier, pour go?ter ces douceurs ineffables; elle appréciera bien davantage les males qualités d'un fils vaillant et hardi. Car enfin ne trouvez-vous pas que ce qui rend encore plus touchant peut-être l'amour d'une mère pour son fils, l'amour d'un père pour sa fille, c'est que dans ces affections il y a un être faible qui a toujours besoin de protection? Le fils protège sa mère, le père protège sa fille.
--Oh! c'est vrai, monseigneur.
--Mais, hélas! à quoi bon comprendre ces jouissances ineffables, lorsqu'on ne doit jamais les éprouver! reprit Rodolphe avec abattement.
Clémence ne put retenir une larme, tant l'accent de Rodolphe avait été profond, déchirant.
Après un moment de silence, rougissant presque de l'émotion à laquelle il s'était laissé entra?ner, il dit à Mme d'Harville en souriant tristement:
--Pardon, madame, mes regrets et mes souvenirs m'ont emporté malgré moi; vous m'excuserez, n'est-ce pas?
--Ah! monseigneur, croyez que je partage vos chagrins. N'en ai-je pas le droit? N'avez-vous pas partagé les miens? Malheureusement les consolations que je puis
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