Les mystères de Paris, Tome II | Page 9

Eugène Süe
Une nature, même généreusement douée par le Créateur, n'e?t-elle été plongée qu'un jour dans la fange dont on vous a tirée, en garde un stigmate ineffa?able... Telle est l'immutabilité de la justice divine!
--Vous le voyez bien, mon père, s'écria douloureusement Fleur-de-Marie, je dois désespérer jusqu'à la mort!
--Vous devez désespérer d'effacer de votre vie cette page désolante, dit le prêtre d'une voix triste et grave, mais vous devez espérer en la miséricorde infinie du Tout-Puissant. Ici-bas, pour vous, pauvre enfant, larmes, remords, expiation, mais un jour, là-haut, ajouta-t-il en élevant sa main vers le firmament qui commen?ait à s'étoiler, là-haut, pardon, félicité éternelle!
--Pitié... pitié, mon Dieu!... je suis si jeune... et ma vie sera peut-être encore si longue!... dit la Goualeuse d'une voix déchirante, en tombant à genoux aux pieds du curé par un mouvement involontaire.
Le prêtre était debout au sommet de la colline, non loin de laquelle s'élevait le presbytère; sa soutane noire, sa figure vénérable, encadrée de longs cheveux blancs et doucement éclairée par les dernières clartés du crépuscule, se dessinaient sur l'horizon, d'une transparence, d'une limpidité profondes: or pale au couchant, saphir au zénith.
Le prêtre levait au ciel une de ses mains tremblantes, et abandonnait l'autre à Fleur-de-Marie, qui la couvrait de larmes.
Le capuchon de sa mante grise, à ce moment rabattu sur ses épaules, laissait voir le profil enchanteur de la jeune fille, son charmant regard suppliant et baigné de larmes... son cou d'une blancheur éblouissantes, où se voyait l'attache soyeuse de ses jolis cheveux blonds.
Cette scène simple et grande offrait un contraste, une co?ncidence bizarre, avec l'ignoble scène qui, presque au même instant, se passait dans les profondeurs du chemin creux entre le Ma?tre d'école et la Chouette.
Caché dans les ténèbres d'un noir ravin, assailli de laches terreurs, un effroyable meurtrier, portant la peine de ses forfaits, s'était aussi agenouillé... mais devant sa complice, furie railleuse, vengeresse, qui le tourmentait sans merci et le poussait à de nouveaux crimes... sa complice... cause première des malheurs de Fleur-de-Marie.
De Fleur-de-Marie que torturait un remords incessant.
L'exagération de sa douleur n'était-elle pas concevable? Entourée depuis son enfance d'êtres dégradés, méchants, infames; quittant sa prison pour l'antre de l'ogresse, autre prison horrible; n'étant jamais sortie des cours de sa ge?le ou des rues caverneuses de la Cité, cette malheureuse jeune fille n'avait-elle pas vécu jusqu'alors dans l'ignorance profonde du beau et du bien, aussi étrangère aux sentiments nobles et religieux qu'aux splendeurs magnifiques de la nature?
Et voilà que tout à coup elle abandonne son cloaque infect pour une retraite charmante et rustique, sa vie immonde, pour partager une existence heureuse et paisible avec les êtres les plus vertueux; les plus tendres, les plus compatissants à ses infortunes...
Enfin tout ce qu'il y a d'admirable dans la créature et dans la création se révèle à la fois et en un moment à son ame étonnée. à ce spectacle imposant, son esprit s'agrandit, son intelligence se développe, ses nobles instincts s'éveillent... Et c'est parce que son esprit s'est agrandi, parce que son intelligence s'est développée, parce que ses nobles instincts se sont éveillés... qu'ayant la conscience de la dégradation première, elle ressent pour sa vie passée une douloureuse et incurable horreur, et comprend, hélas! ainsi qu'elle le dit, qu'il est des souillures qui ne s'effacent jamais...
--? malheur à moi! disait la Goualeuse désespérée, ma vie tout entière, f?t-elle aussi longue, aussi pure que la v?tre, mon père, sera désormais flétrie par la conscience et par le souvenir du passé... Malheur à moi!
--Bonheur pour vous, au contraire, Marie, bonheur pour vous, à qui le Seigneur envoie ces remords pleins d'amertume, mais salutaires! Ils prouvent la religieuse susceptibilité de votre ame! Tant d'autres, moins noblement bien douées que vous, eussent, à votre place, vite oublié le passé pour ne songer qu'à jouir de la félicité présente! Une ame délicate comme la v?tre rencontre des souffrances là où le vulgaire ne ressent aucune douleur! Mais chacune de ces souffrances vous sera comptée là-haut. Croyez-moi, Dieu ne vous a laissé un moment dans la voie mauvaise que pour vous réserver la gloire du repentir et la récompense éternelle due à l'expiation! Ne l'a-t-il pas dit lui-même: ?Ceux-là qui font le bien sans combat, et qui viennent à moi le sourire aux lèvres, ceux-là sont mes élus; mais ceux-là qui, blessés dans la lutte, viennent à moi saignants et meurtris, ceux-là sont les élus d'entre mes élus!...? Courage donc, mon enfant!... soutien, appui, conseils, rien ne vous manquera... Je suis bien vieux, mais Mme Georges, mais M. Rodolphe ont encore de longues années à vivre... M. Rodolphe, surtout... qui vous témoigne tant d'intérêt... qui suit vos progrès avec une sollicitude si éclairée... Dites, Marie, dites, pourriez-vous jamais regretter de l'avoir rencontré?
La Goualeuse allait répondre lorsqu'elle fut interrompue par la paysanne dont nous avons parlé, qui, suivant la même route
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