Les mystères de Paris, Tome II | Page 8

Eugène Süe
honte et ma crainte... Ce n'est pas tout... il me faut du courage pour achever...
--Continuez, Marie; jusqu'ici vos scrupules, ou plut?t vos remords, prouvent en faveur de votre coeur.
--Une fois Clara établie à la ferme, je fus aussi triste que j'avais d'abord cru être heureuse en pensant au plaisir d'avoir une compagne de mon age; elle, au contraire, était toute joyeuse. On lui avait fait un lit dans ma chambre. Le premier soir, avant de se coucher, elle m'embrassa et me dit qu'elle m'aimait déjà, qu'elle se sentait beaucoup d'attrait pour moi; elle me demanda de l'appeler Clara, comme elle m'appellerait Marie. Ensuite elle pria Dieu, en me disant qu'elle joindrait mon nom à ses prières, si je voulais joindre son nom aux miennes. Je n'osai pas lui refuser cela. Après avoir encore causé quelque temps, elle s'endormit; moi, je ne m'étais pas couchée; je m'approchai d'elle; je regardais en pleurant sa figure d'ange; et puis, en pensant qu'elle dormait dans la même chambre que moi... que moi, qu'on avait trouvée chez l'ogresse avec des voleurs et des assassins... je tremblais comme si j'avais commis une mauvaise action, j'avais de vagues frayeurs... Il me semblait que Dieu me punirait un jour... Je me couchai, j'eus des rêves affreux, je revis les figures sinistres que j'avais presque oubliées, le Chourineur, le Ma?tre d'école, la Chouette, cette femme borgne qui m'avait torturée étant petite. Oh! quelle nuit!... mon Dieu! quelle nuit! quels rêves! dit la Goualeuse en frémissant encore à ce souvenir.
--Pauvre Marie! reprit le curé avec émotion; que ne m'avez-vous fait plus t?t ces tristes confidences! Je vous aurais rassurée... Mais continuez.
--Je m'étais endormie bien tard: Mlle Clara vint m'éveiller en m'embrassant. Pour vaincre ce qu'elle appelait ma froideur et me prouver son amitié, elle voulut me confier un secret; elle devait s'unir, lorsqu'elle aurait dix-huit ans accomplis, au fils d'un fermier de Goussainville, qu'elle aimait tendrement; le mariage était depuis longtemps arrêté entre les deux familles. Ensuite, elle me raconta en peu de mots sa vie passée... vie simple, calme, heureuse: elle n'avait jamais quitté sa mère, elle ne la quitterait jamais; car son fiancé devait partager l'exploitation de la ferme avec M. Dubreuil. ?Maintenant, Marie, me dit-elle, vous me connaissez comme si vous étiez ma soeur; racontez-moi donc votre vie...? à ces mots, je crus mourir de honte... je rougis, je balbutiai. J'ignorais ce que Mme Georges avait dit de moi; je craignais de la démentir. Je répondis vaguement qu'orpheline et élevée par des personnes sévères, je n'avais pas été très-heureuse pendant mon enfance, et que mon bonheur datait de mon séjour auprès de Mme Georges. Alors, Clara, bien plus par intérêt que par curiosité, me demanda où j'avais été élevée: était-ce à la ville, ou à la campagne? Comment se nommait mon père? Elle me demanda surtout si je me rappelais d'avoir vu ma mère. Chacune de ces questions m'embarrassait autant qu'elle me peinait; car il me fallait y répondre par des mensonges, et vous m'avez appris, mon père, combien il est mal de mentir... Mais Clara n'imagina pas que je pouvais la tromper. Attribuant l'hésitation de mes réponses au chagrin que me causaient les tristes souvenirs de mon enfance, Clara me crut, me plaignit avec une bonté qui me navra. ? mon père! vous ne saurez jamais ce que j'ai souffert dans ce premier entretien! Combien il me co?tait de ne pas dire une parole qui ne f?t hypocrite et fausse!...
--Infortunée! Que la colère de Dieu s'appesantisse sur ceux qui, en vous jetant dans une abominable voie de perditions, vous forceront peut-être de subir toute votre vie les inexorables conséquences d'une première faute!
--Oh! oui, ceux-là ont été bien méchants, mon père, reprit amèrement Fleur-de-Marie, car ma honte est ineffa?able. Ce n'est pas tout; à mesure que Clara me parlait du bonheur qui l'attendait, de son mariage, de sa douce vie de famille, je ne pouvais m'empêcher de comparer mon sort au sien; car, malgré les bontés dont on me comble, mon sort sera toujours misérable; vous et Mme Georges, en me faisant comprendre la vertu, vous m'avez fait aussi comprendre la profondeur de mon abjection passée; rien ne pourra m'empêcher d'avoir été le rebut de ce qu'il y a de plus vil au monde. Hélas! puisque la connaissance du bien et du mal devait m'être si funeste, que ne me laissait-on à mon malheureux sort!
--Oh! Marie! Marie!...
--N'est-ce pas, mon père... ce que je dis est bien mal? Hélas voilà ce que je n'osais vous avouer... Oui, quelquefois je suis assez ingrate pour méconna?tre les bontés dont on me comble, pour me dire: ?Si l'on ne m'e?t pas arrachée à l'infamie, eh bien! la misère, les coups m'eussent tuée bien vite; au moins je serais morte dans l'ignorance d'une pureté que je regretterai toujours.?
--Hélas! Marie, cela est fatal!
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