Les mystères de Paris, Tome II | Page 6

Eugène Süe
train d'ab?mer un chat... Eh bien! à cette heure, c'est toi qui seras mon chat, mon chien, mon oiseau, ma Pégriotte; tu seras... ma bête de souffrance enfin... Comprends-tu, mon homme? Au lieu d'un oiseau ou d'un enfant à tourmenter, comme qui dirait un loup ou un tigre, c'est ?a qui est un peu chenu, hein?
--Vieille furie! s'écria le Ma?tre d'école en se relevant de rage.
--Allons! voilà encore que tu boudes ta vieille!... Eh bien! quitte-la, tu es le ma?tre. Je ne te prends pas en tra?tre.
--Oui, la porte est ouverte, file sans yeux, et toujours tout droit! dit Tortillard en éclatant de rire.
--Oh! mourir!... mourir!... cria le Ma?tre d'école en se tordant les bras.
--Tu rabaches, mon homme, tu as déjà dit ?a. Toi, mourir! tu blagues, tu es solide comme le Pont-Neuf; laisse donc, tu vivras pour le bonheur de ta Chouette. Je te ferai de la misère de temps en temps, parce que c'est ma jouissance, et qu'il faudra que tu gagnes le pain que je te donnerai; mais si tu es gentil, tu m'aideras dans de bons coups, comme aujourd'hui, et dans d'autres meilleurs où tu pourras servir; tu seras ma bête, enfin! Quand je te dirai: Apporte, tu apporteras; mords, tu mordras. Après ?a, dis donc, mon homme, je ne veux pas te prendre de force, au moins; si, au lieu de la vie que je te propose, t'aimes mieux avoir des rentes, rouler carrosse avec une jolie petite femme, être décoré de la croix d'honneur, être nommé grand curieux[21], et y voir clair au lieu d'être aveugle, faut pas te gêner; c'est facile, t'as qu'à le dire, on te servira ?a tout chaud... N'est-ce pas Tortillard?
--Tout chaud, tout bouillant, tout de suite! répondit le fils de Bras-Rouge en ricanant. Mais, se penchant, tout à coup vers la terre, il dit à voix basse:
--J'entends marcher dans le sentier, cachons-nous... ?a n'est pas la jeune fille, car on vient par le même c?té où elle est venue.
En effet, une paysanne robuste, dans la force de l'age, suivie d'un gros chien de ferme, et portant sur sa tête un panier couvert, parut au bout de quelques minutes, traversa le ravin et prit le sentier que suivaient le prêtre et la Goualeuse.
Nous rejoindrons ces deux personnages, et nous laisserons les trois complices embusqués dans le chemin creux.

II
Le presbytère
Les dernières lueurs du soleil s'éteignaient lentement derrière la masse importante du chateau d'écouen et des bois qui l'environnaient; de tous c?tés s'étendaient à perte de vue des plaines immenses aux sillons bruns, durcis par la gelée... vaste solitude dont le hameau de Bouqueval semblait l'oasis.
Le ciel, d'une sérénité parfaite, se marbrait au couchant de longues tra?nées de pourpre, signe certain de vent et de froid; ces tons, d'abord d'un rouge vif, devenaient violets à mesure que le crépuscule envahissait l'atmosphère.
Le croissant de la lune, fin, délié comme la moitié d'un anneau d'argent, commen?ait à briller doucement dans un milieu d'azur et d'ombre.
Le silence était absolu, l'heure solennelle.
Le curé s'arrêta un moment sur la colline, pour jouir de l'aspect de cette belle soirée.
Après quelques moment de recueillement, étendant sa main tremblante vers les profondeurs de l'horizon à demi voilé par la brume de soir, il dit à Fleur-de-Marie, qui marchait pensive à c?té de lui:
--Voyez donc, mon enfant, cette immensité dont on n'aper?oit plus les bornes... on n'entend pas le moindre bruit... il me semble que le silence et l'infini nous donnent presque une idée de l'éternité... Je vous dis cela, Marie, parce que vous êtes sensible aux beautés de la création. Souvent j'ai été touché de l'admiration religieuse qu'elles vous inspiraient, à vous... qui en avez été si longtemps déshéritée. N'êtes-vous pas frappée comme moi du calme imposant qui règne à cette heure?
La Goualeuse ne répondit rien.
étonné, le curé la regarda; elle pleurait.
--Qu'avez-vous donc, mon enfant?
--Mon père, je suis bien malheureuse!
--Malheureuse? Vous... maintenant malheureuse?
--Je sais que je n'ai pas le droit de me plaindre de mon sort, après tout ce qu'on a fait pour moi... et pourtant...
--Et pourtant?
--Ah! mon père, pardonnez-moi ces chagrins; ils offensent peut-être mes bienfaiteurs...
--écoutez, Marie, nous vous avons souvent demandé le motif de la tristesse dont vous êtes quelquefois accablée, et qui cause à votre seconde mère de vives inquiétudes... Vous avez évité de nous répondre; nous avons respecté votre secret en nous affligeant de ne pouvoir soulager vos peines.
--Hélas! mon père, je ne puis vous dire ce qui se passe en moi. Ainsi que vous, tout à l'heure, je me suis sentie émue à l'aspect de cette soirée calme et triste... mon coeur s'est brisé... et j'ai pleuré...
--Mais qu'avez-vous, Marie? Vous savez combien l'on vous aime... Voyons, avouez-moi tout. D'ailleurs, je puis vous dire cela; le jour approche où Mme Georges et M. Rodolphe vous présenteront aux fonts du baptême, en prenant devant Dieu l'engagement de
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