Les misérables Tome IV | Page 9

Victor Hugo
initiative personnelle. Il
était né prince et se croyait élu roi. Il ne s'était point donné à lui-même ce mandat; il ne
l'avait point pris; on le lui avait offert et il l'avait accepté; convaincu, à tort certes, mais
convaincu que l'offre était selon le droit et que l'acceptation était selon le devoir. De là
une possession de bonne foi. Or, nous le disons en toute conscience, Louis-Philippe étant
de bonne foi dans sa possession, et la démocratie étant de bonne foi dans son attaque, la
quantité d'épouvante qui se dégage des luttes sociales ne charge ni le roi, ni la démocratie.
Un choc de principes ressemble à un choc d'éléments. L'océan défend l'eau, l'ouragan
défend l'air; le roi défend la royauté, la démocratie défend le peuple; le relatif, qui est la
monarchie, résiste à l'absolu, qui est la république; la société saigne sous ce conflit, mais
ce qui est sa souffrance aujourd'hui sera plus tard son salut; et, dans tous les cas, il n'y a
point ici à blâmer ceux qui luttent; un des deux partis évidemment se trompe; le droit
n'est pas, comme le colosse de Rhodes, sur deux rivages à la fois, un pied dans la
république, un pied dans la royauté; il est indivisible, et tout d'un côté; mais ceux qui se
trompent se trompent sincèrement; un aveugle n'est pas plus un coupable qu'un Vendéen
n'est un brigand. N'imputons donc qu'à la fatalité des choses ces collisions redoutables.
Quelles que soient ces tempêtes, l'irresponsabilité humaine y est mêlée.
Achevons cet exposé.
Le gouvernement de 1830 eut tout de suite la vie dure. Il dut, né d'hier, combattre
aujourd'hui. À peine installé, il sentait déjà partout de vagues mouvements de traction sur
l'appareil de juillet encore si fraîchement posé et si peu solide.
La résistance naquit le lendemain; peut-être même était-elle née la veille.
De mois en mois, l'hostilité grandit, et de sourde devint patente.
La Révolution de Juillet, peu acceptée hors de France par les rois, nous l'avons dit, avait
été en France diversement interprétée.
Dieu livre aux hommes ses volontés visibles dans les événements, texte obscur écrit dans
une langue mystérieuse. Les hommes en font sur-le-champ des traductions; traductions
hâtives, incorrectes, pleines de fautes, de lacunes et de contre-sens. Bien peu d'esprits
comprennent la langue divine. Les plus sagaces, les plus calmes, les plus profonds,
déchiffrent lentement, et, quand ils arrivent avec leur texte, la besogne est faite depuis
longtemps; il y a déjà vingt traductions sur la place publique. De chaque traduction naît
un parti, et de chaque contre-sens une faction; et chaque parti croit avoir le seul vrai texte,
et chaque faction croit posséder la lumière.
Souvent le pouvoir lui-même est une faction.
Il y a dans les révolutions des nageurs à contre-courant; ce sont les vieux partis.

Pour les vieux partis qui se rattachent à l'hérédité par la grâce de Dieu, les révolutions
étant sorties du droit de révolte, on a droit de révolte contre elles. Erreur. Car dans les
révolutions le révolté, ce n'est pas le peuple, c'est le roi. Révolution est précisément le
contraire de révolte. Toute révolution, étant un accomplissement normal, contient en elle
sa légitimité, que de faux révolutionnaires déshonorent quelquefois, mais qui persiste,
même souillée, qui survit, même ensanglantée. Les révolutions sortent, non d'un accident,
mais de la nécessité. Une révolution est un retour du factice au réel. Elle est parce qu'il
faut qu'elle soit.
Les vieux partis légitimistes n'en assaillaient pas moins la révolution de 1830 avec toutes
les violences qui jaillissent du faux raisonnement. Les erreurs sont d'excellents projectiles.
Ils la frappaient savamment là où elle était vulnérable, au défaut de sa cuirasse, à son
manque de logique; ils attaquaient cette révolution dans sa royauté. Ils lui criaient:
Révolution, pourquoi ce roi? Les factions sont des aveugles qui visent juste.
Ce cri, les républicains le poussaient également. Mais, venant d'eux, ce cri était logique.
Ce qui était cécité chez les légitimistes était clairvoyance chez les démocrates. 1830 avait
fait banqueroute au peuple. La démocratie indignée le lui reprochait.
Entre l'attaque du passé et l'attaque de l'avenir, l'établissement de juillet se débattait. Il
représentait la minute, aux prises d'une part avec les siècles monarchiques, d'autre part
avec le droit éternel.
En outre, au dehors, n'étant plus la révolution et devenant la monarchie, 1830 était obligé
de prendre le pas de l'Europe. Garder la paix, surcroît de complication. Une harmonie
voulue à contre-sens est souvent plus onéreuse qu'une guerre. De ce sourd conflit,
toujours muselé, mais toujours grondant, naquit la paix armée, ce ruineux expédient de la
civilisation suspecte à elle-même. La royauté de juillet se cabrait, malgré qu'elle en eût,
dans l'attelage des cabinets européens. Metternich l'eût volontiers mise à la plate-longe.
Poussée en France par le progrès, elle poussait en Europe les monarchies, ces tardigrades.
Remorquée,
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 154
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.