Les misérables Tome IV | Page 8

Victor Hugo
nous est impossible de douter, il rectifia de mémoire toute la lettre A de
la liste alphabétique de l'assemblée constituante.
Louis-Philippe a été un roi de plein jour. Lui régnant, la presse a été libre, la tribune a été
libre, la conscience et la parole ont été libres. Les lois de septembre sont à claire-voie.
Bien que sachant le pouvoir rongeur de la lumière sur les privilèges, il a laissé son trône
exposé à la lumière. L'histoire lui tiendra compte de cette loyauté.
Louis-Philippe, comme tous les hommes historiques sortis de scène, est aujourd'hui mis
en jugement par la conscience humaine. Son procès n'est encore qu'en première instance.
L'heure où l'histoire parle avec son accent vénérable et libre n'a pas encore sonné pour lui;
le moment n'est pas venu de prononcer sur ce roi le jugement définitif; l'austère et illustre
historien Louis Blanc a lui-même récemment adouci son premier verdict; Louis-Philippe
a été l'élu de ces deux à peu près qu'on appelle les 221 et 1830; c'est-à-dire d'un
demi-parlement et d'une demi-révolution; et dans tous les cas, au point de vue supérieur
où doit se placer la philosophie, nous ne pourrions le juger ici, comme on a pu l'entrevoir
plus haut, qu'avec de certaines réserves au nom du principe démocratique absolu; aux
yeux de l'absolu, en dehors de ces deux droits, le droit de l'homme d'abord, le droit du

peuple ensuite, tout est usurpation; mais ce que nous pouvons dire dès à présent, ces
réserves faites, c'est que, somme toute et de quelque façon qu'on le considère,
Louis-Philippe, pris en lui-même et au point de vue de la bonté humaine, demeurera, pour
nous servir du vieux langage de l'ancienne histoire, un des meilleurs princes qui aient
passé sur un trône.
Qu'a-t-il contre lui? Ce trône. Ôtez de Louis-Philippe le roi, il reste l'homme. Et l'homme
est bon. Il est bon parfois jusqu'à être admirable. Souvent, au milieu des plus graves
soucis, après une journée de lutte contre toute la diplomatie du continent, il rentrait le soir
dans son appartement, et là, épuisé de fatigue, accablé de sommeil, que faisait-il? il
prenait un dossier, et il passait sa nuit à réviser un procès criminel, trouvant que c'était
quelque chose de tenir tête à l'Europe, mais que c'était une plus grande affaire encore
d'arracher un homme au bourreau. Il s'opiniâtrait contre son garde des sceaux; il disputait
pied à pied le terrain de la guillotine aux procureurs généraux, ces bavards de la loi,
comme il les appelait. Quelquefois les dossiers empilés couvraient sa table; il les
examinait tous; c'était une angoisse pour lui d'abandonner ces misérables têtes
condamnées. Un jour il disait au même témoin que nous avons indiqué tout à l'heure:
Cette nuit, j'en ai gagné sept. Pendant les premières années de son règne, la peine de mort
fut comme abolie, et l'échafaud relevé fut une violence faite au roi. La Grève ayant
disparu avec la branche aînée, une Grève bourgeoise fut instituée sous le nom de Barrière
Saint-Jacques; les «hommes pratiques» sentirent le besoin d'une guillotine quasi légitime;
et ce fut là une des victoires de Casimir Perier, qui représentait les côtés étroits de la
bourgeoisie, sur Louis-Philippe, qui en représentait les côtés libéraux. Louis-Philippe
avait annoté de sa main Beccaria. Après la machine Fieschi, il s'écriait: _Quel dommage
que je n'aie pas été blessé! j'aurais pu faire grâce_. Une autre fois, faisant allusion aux
résistances de ses ministres, il écrivait à propos d'un condamné politique qui est une des
plus généreuses figures de notre temps: Sa grâce est accordée, il ne me reste plus qu'à
l'obtenir. Louis-Philippe était doux comme Louis IX et bon comme Henri IV.
Or, pour nous, dans l'histoire où là bonté est la perle rare, qui a été bon passe presque
avant qui a été grand.
Louis-Philippe ayant été apprécié sévèrement par les uns, durement peut-être par les
autres, il est tout simple qu'un homme, fantôme lui-même aujourd'hui, qui a connu ce roi,
vienne déposer pour lui devant l'histoire; cette déposition, quelle qu'elle soit, est
évidemment et avant tout désintéressée; une épitaphe écrite par un mort est sincère; une
ombre peut consoler une autre ombre; le partage des mêmes ténèbres donne le droit de
louange; et il est peu à craindre qu'on dise jamais de deux tombeaux dans l'exil: Celui-ci a
flatté l'autre.

Chapitre IV
Lézardes sous la fondation
Au moment où le drame que nous racontons va pénétrer dans l'épaisseur d'un des nuages
tragiques qui couvrent les commencements du règne de Louis-Philippe, il ne fallait pas

d'équivoque, et il était nécessaire que ce livre s'expliquât sur ce roi.
Louis-Philippe était entré dans l'autorité royale sans violence, sans action directe de sa
part, par le fait d'un virement révolutionnaire, évidemment fort distinct du but réel de la
révolution, mais dans lequel lui, duc d'Orléans, n'avait aucune
Continue reading on your phone by scaning this QR Code

 / 154
Tip: The current page has been bookmarked automatically. If you wish to continue reading later, just open the Dertz Homepage, and click on the 'continue reading' link at the bottom of the page.