Les misérables Tome IV | Page 7

Victor Hugo
confisqué, le progrès devenu le deuxième intérêt, les protestations de la rue réprimées violemment, l'exécution militaire des insurrections, l'émeute passée par les armes, la rue Transnonain, les conseils de guerre, l'absorption du pays réel par le pays légal, le gouvernement de compte à demi avec trois cent mille privilégiés, sont le fait de la royauté; la Belgique refusée, l'Algérie trop durement conquise, et, comme l'Inde par les Anglais, avec plus de barbarie que de civilisation, le manque de foi à Abd-el-Kader, Blaye, Deutz acheté, Pritchard payé, sont le fait du règne; la politique plus familiale que nationale est le fait du roi.
Comme on voit, le décompte opéré, la charge du roi s'amoindrit.
Sa grande faute, la voici: il a été modeste au nom de la France.
D'où vient cette faute?
Disons-le.
Louis-Philippe a été un roi trop père; cette incubation d'une famille qu'on veut faire éclore dynastie a peur de tout et n'entend pas être dérangée; de là des timidités excessives, importunes au peuple qui a le 14 juillet dans sa tradition civile et Austerlitz dans sa tradition militaire.
Du reste, si l'on fait abstraction des devoirs publics, qui veulent être remplis les premiers, cette profonde tendresse de Louis-Philippe pour sa famille, la famille la méritait. Ce groupe domestique était admirable. Les vertus y coudoyaient les talents. Une des filles de Louis-Philippe, Marie d'Orléans, mettait le nom de sa race parmi les artistes comme Charles d'Orléans l'avait mis parmi les poètes. Elle avait fait de son ame un marbre qu'elle avait nommé Jeanne d'Arc. Deux des fils de Louis-Philippe avaient arraché à Metternich cet éloge démagogique. _Ce sont des jeunes gens comme on n'en voit guère et des princes comme on n'en voit pas_.
Voilà, sans rien dissimuler, mais aussi sans rien aggraver, le vrai sur Louis-Philippe.
être le prince égalité, porter en soi la contradiction de la Restauration et de la Révolution, avoir ce c?té inquiétant du révolutionnaire qui devient rassurant dans le gouvernant, ce fut là la fortune de Louis-Philippe en 1830; jamais il n'y eut adaptation plus complète d'un homme à un événement; l'un entra dans l'autre, et l'incarnation se fit. Louis-Philippe, c'est 1830 fait homme. De plus il avait pour lui cette grande désignation au tr?ne, l'exil. Il avait été proscrit, errant, pauvre. Il avait vécu de son travail. En Suisse, cet apanagiste des plus riches domaines princiers de France avait vendu un vieux cheval pour manger. à Reichenau, il avait donné des le?ons de mathématiques pendant que sa soeur Adéla?de faisait de la broderie et cousait. Ces souvenirs mêlés à un roi enthousiasmaient la bourgeoisie. Il avait démoli de ses propres mains la dernière cage de fer du Mont Saint-Michel, batie par Louis XI et utilisée par Louis XV. C'était le compagnon de Dumouriez, c'était l'ami de Lafayette; il avait été du club des jacobins; Mirabeau lui avait frappé sur l'épaule; Danton lui avait dit: Jeune homme! à vingt-quatre ans, en 93, étant M. de Chartres, du fond d'une logette obscure de la Convention, il avait assisté au procès de Louis XVI, si bien nommé ce pauvre tyran. La clairvoyance aveugle de la Révolution, brisant la royauté dans le roi et le roi avec la royauté, sans presque remarquer l'homme dans le farouche écrasement de l'idée, le vaste orage de l'assemblée tribunal, la colère publique interrogeant, Capet ne sachant que répondre, l'effrayante vacillation stupéfaite de cette tête royale sous ce souffle sombre, l'innocence relative de tous dans cette catastrophe, de ceux qui condamnaient comme de celui qui était condamné, il avait regardé ces choses, il avait contemplé ces vertiges; il avait vu les siècles compara?tre à la barre de la Convention; il avait vu, derrière Louis XVI, cet infortuné passant responsable, se dresser dans les ténèbres la formidable accusée, la monarchie; et il lui était resté dans l'ame l'épouvante respectueuse de ces immenses justices du peuple presque aussi impersonnelles que la justice de Dieu.
La trace que la Révolution avait laissée en lui était prodigieuse. Son souvenir était comme une empreinte vivante de ces grandes années minute par minute. Un jour, devant un témoin dont il nous est impossible de douter, il rectifia de mémoire toute la lettre A de la liste alphabétique de l'assemblée constituante.
Louis-Philippe a été un roi de plein jour. Lui régnant, la presse a été libre, la tribune a été libre, la conscience et la parole ont été libres. Les lois de septembre sont à claire-voie. Bien que sachant le pouvoir rongeur de la lumière sur les privilèges, il a laissé son tr?ne exposé à la lumière. L'histoire lui tiendra compte de cette loyauté.
Louis-Philippe, comme tous les hommes historiques sortis de scène, est aujourd'hui mis en jugement par la conscience humaine. Son procès n'est encore qu'en première instance.
L'heure où l'histoire parle avec son accent vénérable et libre n'a pas encore sonné pour lui; le moment n'est pas venu de
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