Les misérables Tome IV | Page 6

Victor Hugo
mais non chevalier; simple, calme et fort; adoré de sa famille et de sa maison; causeur séduisant; homme d'état désabusé, intérieurement froid, dominé par l'intérêt immédiat, gouvernant toujours au plus près, incapable de rancune et de reconnaissance, usant sans pitié les supériorités sur les médiocrités, habile à faire donner tort par les majorités parlementaires à ces unanimités mystérieuses qui grondent sourdement sous les tr?nes; expansif, parfois imprudent dans son expansion, mais d'une merveilleuse adresse dans cette imprudence; fertile en expédients, en visages, en masques; faisant peur à la France de l'Europe et à l'Europe de la France; aimant incontestablement son pays, mais préférant sa famille; prisant plus la domination que l'autorité et l'autorité que la dignité, disposition qui a cela de funeste que, tournant tout au succès, elle admet la ruse et ne répudie pas absolument la bassesse, mais qui a cela de profitable qu'elle préserve la politique des chocs violents, l'état des fractures et la société des catastrophes; minutieux, correct, vigilant, attentif, sagace, infatigable, se contredisant quelquefois, et se démentant; hardi contre l'Autriche à Anc?ne, opiniatre contre l'Angleterre en Espagne, bombardant Anvers et payant Pritchard; chantant avec conviction la Marseillaise; inaccessible à l'abattement, aux lassitudes, au go?t du beau et de l'idéal, aux générosités téméraires, à l'utopie, à la chimère, à la colère, à la vanité, à la crainte; ayant toutes les formes de l'intrépidité personnelle; général à Valmy, soldat à Jemmapes; taté huit fois par le régicide, et toujours souriant; brave comme un grenadier, courageux comme un penseur; inquiet seulement devant les chances d'un ébranlement européen, et impropre aux grandes aventures politiques; toujours prêt à risquer sa vie, jamais son oeuvre; déguisant sa volonté en influence afin d'être plut?t obéi comme intelligence que comme roi; doué d'observation et non de divination; peu attentif aux esprits, mais se connaissant en hommes, c'est-à-dire ayant besoin de voir pour juger; bon sens prompt et pénétrant, sagesse pratique, parole facile, mémoire prodigieuse; puisant sans cesse dans cette mémoire, son unique point de ressemblance avec César, Alexandre et Napoléon; sachant les faits, les détails, les dates, les noms propres, ignorant les tendances, les passions, les génies divers de la foule, les aspirations intérieures, les soulèvements cachés et obscurs des ames, en un mot, tout ce qu'on pourrait appeler les courants invisibles des consciences; accepté par la surface, mais peu d'accord avec la France de dessous; s'en tirant par la finesse; gouvernant trop et ne régnant pas assez; son premier ministre à lui-même; excellent à faire de la petitesse des réalités un obstacle à l'immensité des idées; mêlant à une vraie faculté créatrice de civilisation, d'ordre et d'organisation on ne sait quel esprit de procédure et de chicane; fondateur et procureur d'une dynastie; ayant quelque chose de Charlemagne et quelque chose d'un avoué; en somme, figure haute et originale, prince qui sut faire du pouvoir malgré l'inquiétude de la France, et de la puissance malgré la jalousie de l'Europe, Louis-Philippe sera classé parmi les hommes éminents de son siècle, et serait rangé parmi les gouvernants les plus illustres de l'histoire, s'il e?t un peu aimé la gloire et s'il e?t eu le sentiment de ce qui est grand au même degré que le sentiment de ce qui est utile.
Louis-Philippe avait été beau, et, vieilli, était resté gracieux; pas toujours agréé de la nation, il l'était toujours de la foule; il plaisait. Il avait ce don, le charme. La majesté lui faisait défaut; il ne portait ni la couronne, quoique roi, ni les cheveux blancs, quoique vieillard. Ses manières étaient du vieux régime et ses habitudes du nouveau, mélange du noble et du bourgeois qui convenait à 1830; Louis-Philippe était la transition régnante; il avait conservé l'ancienne prononciation et l'ancienne orthographe qu'il mettait au service des opinions modernes; il aimait la Pologne et la Hongrie, mais il écrivait les polonois et il pronon?ait les hongrais. Il portait l'habit de la garde nationale comme Charles X, et le cordon de la Légion d'honneur comme Napoléon.
Il allait peu à la chapelle, point à la chasse, jamais à l'Opéra. Incorruptible aux sacristains, aux valets de chiens et aux danseuses; cela entrait dans sa popularité bourgeoise. Il n'avait point de cour. Il sortait avec son parapluie sous son bras, et ce parapluie a longtemps fait partie de son auréole. Il était un peu ma?on, un peu jardinier et un peu médecin; il saignait un postillon tombé de cheval; Louis-Philippe n'allait pas plus sans sa lancette que Henri III sans son poignard. Les royalistes raillaient ce roi ridicule, le premier qui ait versé le sang pour guérir.
Dans les griefs de l'histoire contre Louis-Philippe, il y a une défalcation à faire; il y a ce qui accuse la royauté, ce qui accuse le règne, et ce qui accuse le roi; trois colonnes qui donnent chacune un total différent. Le droit démocratique
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