Les misères de Londres | Page 8

Pierre Alexis de Ponson du Terrail
chercherions.
--Tout de suite, n'est-ce pas? dit-il.
Il se leva et, ayant aperçu Bulton, il éprouva un nouveau mouvement
d'effroi.
Mais le bandit lui sourit, adoucit sa voix et son regard et lui dit:
--N'aie donc pas peur de moi, mon chérubin, je suis le mari de madame
et je ne veux pas te faire du mal.
--Cela est bien vrai, fit Suzannah qui embrassa le petit Irlandais.
Celui-ci était déjà prêt à partir, mais il aperçut sur la table les restes du
souper de Suzannah, et son regard trahit le vide de son estomac.
--Tu as faim, n'est-ce pas? dit-elle.
L'enfant ne répondit rien, mais il rougit.
Il mourait de faim en effet.
--C'est loin d'ici l'église Saint-Gilles, poursuivit Suzannah et il te faudra
beaucoup marcher encore. Par conséquent il faut que tu aies de la force.

Allons, mange, mange, mon mignon, nous allons déjeûner.
--Je vais aller chercher du jambon et de la bière, dit Bulton, qui se leva
à son tour et sortit.
Son départ fit sur Ralph un effet tout semblable à celui qui se produirait
pour une personne oppressée, si une fenêtre venait à s'ouvrir et laissait
pénétrer une bouffée de grand air.
Il lui sembla qu'il était plus en sûreté, et que Suzannah lui parlait avec
plus de douceur.
Alors celle-ci se mit, pour tromper son impatience, à lui faire mille
questions sur sa mère, sur l'endroit où il l'avait laissée et sur ce qui lui
était arrivé.
Ralph se souvenait exactement des différentes circonstances de son
arrivée à Londres, de son entrée chez mistress Fanoche.
Il parla des petites filles qui lui avaient prédit qu'il serait battu; et
comme il en était au milieu de son récit, Bulton revint avec des
provisions et un pot de bière.
L'enfant voulut s'arrêter encore, mais Suzannah lui dit:
--Puisque monsieur est mon mari, pourquoi ne parles-tu pas devant lui?
Ralph s'enhardit; et il répéta devant le bandit ce qu'il avait dit déjà.
Un fait se dégagea, pour ce dernier et pour Suzannah, des paroles de
l'enfant, c'est qu'il n'avait que des souvenirs très-vagues du quartier où
on l'avait conduit et que par conséquent, on pourrait, sous prétexte de le
mener à Saint-Gilles, l'entraîner dans un autre quartier de Londres sans
qu'il s'en aperçut.
Les voleurs de Londres, tout comme ceux de Paris, ont un argot, une
sorte de langue verte qui n'est compréhensible que d'eux seuls.
Bulton se mit à parler cette langue et il dit à Suzannah:

--Je renonce à griser l'enfant.
--Ah!
--Tu vas t'en aller avec lui, tous les squares se ressemblent, à Londres,
et en place de le mener à Saint-Gilles, tu le mèneras à Kilburn square.
--Bon!
--Tu le promèneras dans tous les environs jusqu'à ce qu'il soit rompu de
fatigue. Il n'aura pas à soupçonner la vérité et à mettre en doute ta
bonne foi, et quand il sera bien las, tu entreras dans un public-house qui
est dans le Kursalt Pince Lane, à l'angle d'Edward road, et tu m'y
attendras, cela vaut mieux.
--Je préfère cela aussi, dit Suzannah.
--J'aurai les clefs toutes prêtes, je serais mis comme un gentleman, et
j'arriverai eu cab: fie-t'en à moi pour le reste.
--C'est bien, dit Suzannah.
Ralph mangea avec avidité, et on lui donna à boire de la bière sans
addition de gin et de bitter. Puis Suzannah prit son châle et son chapeau
et lui dit:
--Maintenant, allons chercher ta mère.
Et l'enfant partit avec elle, plein de confiance et consentit à embrasser
Bulton.
Le programme de ce dernier fut suivi à la lettre.
Suzannah tenait l'enfant par la main, descendit le Brok street et tourna
dans le Holborne.
Un des nombreux omnibus qui vont à Regent's parck passait en ce
moment.

Suzannah fit signe au cocher qui s'arrêta.
Ralph ne fit aucune difficulté de monter avec l'Irlandaise, et une
demi-heure après, ils descendaient dans Albert road.
Alors Suzannah se mit à lui faire parcourir les rues environnantes, en
lui disant:
--Regarde-bien, est-ce là?
--Non, disait l'enfant.
Et ils se remettaient en route.
Elle le traîna ainsi tout le jour, avec une patience qui acheva de lui
gagner la confiance du pauvre enfant.
Et la nuit vint, et Ralph n'avait ni reconnu la rue de mistress Fanoche,
ni retrouvé sa mère.
Il était si las que Suzannah le prit dans ses bras et le porta.
Elle le porta jusqu'à ce public-house dont avait, parlé Bulton.
Et l'enfant, docile désormais, consentit à s'asseoir et à souper avec
l'Irlandaise.
La nuit était venue.
--Nous allons nous en retourner chez nous, dit Suzannah, et demain
nous chercherons encore...
L'enfant était triste, mais il avait cessé de pleurer.
L'âme d'un homme était en lui.
Tout à coup la porte du public-house s'ouvrit et Bulton entra.
--Je crois bien, dit-il, que j'ai retrouvé ta mère.

L'enfant jeta un cri
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